Sha resta silencieuse, tandis que l’eau se stabilisait autour d’elle. La Pensine n’avait pas encore révélé tous ses secrets, mais elle en avait déjà dit beaucoup. Maerlyn… Sha et Kiriko avaient jadis été une seule femme, Shaiya, qui avait été dissociée en deux êtres par Maerlyn, Étain, et Reina. Deux esprits destinés à réunir des troupes pour défendre la Tour contre les Grands Anciens, deux icônes, l’un du « Bien », l’autre du « Mal ». Mais, finalement, ces deux esprits avaient été dépassés par les évènements. Les Dieux s’étaient multipliés, et les esprits avaient finalement été récupérés par Maerlyn, qui les avaient… Tués. Ou, plutôt, qui avait choisi de les sacrifier sous cette forme pour qu’elles se réincarnent ensuite.
C’était sûrement suite à ça que Kiriko était devenue Avacyn, tandis que Sha était devenue un avatar de Tzeentch.
*Il est plutôt probable que Maerlyn ait voulu sacrifié Reina, mais que son essence ait été récupérée par Tzeentch…*
En l’état, c’était une simple hypothèse. Sha se retourna vers Kiriko, et secoua la tête.
« Pas encore, mon aimée… Mais la vision n’est pas finie. Si j’ai dissimulé ces souvenirs en faisant en sorte que seule toi puisse les récupérer, c’est qu’il y a davantage… »
L’eau se mit encore à résonner, et une nouvelle vision vint les saisir.
*« Navrée, Gaïa, mais je ne peux rien y faire…
- Ton rôle était précisément de le soigner ! N’es-tu pas le Vice ? Ne peux-tu pas absorber ce vice ?
- Pas ce vice-là… »
Étain et Reina étaient en face de Gaïa, et observaient le corps du surpuissant Ouranos. Personnification du Ciel, Ouranos était une divinité olympienne primordiale. Étain et Reina étaient venus sur Terre pour aider Gaïa. Maerlyn avait senti que les Grands Anciens se rapprochaient, et avaient chargé ses filles de se rendre sur les mondes civilisés pour se rapprocher des divinités qui existaient. Sur cette planète, de nombreuses divinités étaient en train d’émerger. Gaïa était l’une des divinités les plus anciennes, la mère d’Ouranos, mais également son égal. Gaïa et Ouranos avaient fécondé ensemble des créatures surpuissantes, les Titans, ainsi que les terribles Hécantonchires. Toutefois, Ouranos, effrayé par ces derniers, les avait enfermés dans le Tartare, déclenchant l’ire de Gaïa.
Quand Reina avait inspecté Ouranos, elle avait compris qu’il était trop tard. Il avait été corrompu par les Grands Anciens, probablement quand Gaïa lui avait donné pour ordre d’être le Ciel, et de défendre les astres. Si les Grands Anciens n’étaient pas encore là en personne, ils avaient envoyé leurs séides à travers l’espace, des sondes maléfiques, comme une sorte de virus attaché à des météorites. En défendant Gaïa, Ouranos avait été infecté.
« Alors, il nous faut agir… Les agissements d’Ouranos vont déchirer la Terre.
- La guerre n’est jamais la solution.
- Nous n’avons aucune autre alternative ! » tempêta Gaïa.
Alors, Gaïa confia à Cronos la mission de mener la charge contre Ouranos, en lui confiant une faucille.*
Sha et Kiriko assistèrent ensuite à la lutte contre Cronos et Ouranos, une bataille qui eut lieu dans les Cieux. Ouranos y disposait d’un palais, flottant dans les airs, au milieu des nuages. La bataille fut terrifiante, à une époque préhistorique. Les Anges n’avaient pas encore rendu visite aux Terriens, et la bataille provoqua des pluies de sang torrentielles qui déversèrent sur le monde. Gaïa avait ordonné à Cronos de castrer Ouranos à l’aide de la faucille. L’arme marcha à merveille…
*Le Palais d’Ouranos allait bientôt se disloquer. Cette construction hors norme n’était maintenue que par la volonté d’Ouranos, une volonté déclinante alors que Cronos était couvert de son sang.
« Ton règne se termine, vieil homme… Désormais, les Titans vont dominer le monde ! »
Et, tandis qu’Ouranos s’effritait, pour ne devenir plus que des courants d’air, Cronos hurla sa joie au monde… Mais ses yeux avaient viré au noir profond.*
« En tuant Ouranos, Cronos a récupéré le mal d’Ouranos… »
Sha commençait à voir les emboîtements se former.
Cronos avait pris la tête des Titans, et, avec sa sœur Rhéa, avait enfanté six enfants : Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon, et Zeus. Cependant, la paranoïa d’Ouranos avait fini par impacter également Cronos. Gaïa, qui était sa mère, avait alors rappelé Étain et Reina, et avait profité d’être seule avec Reina pour lui faire part de son odieux projet.
*« Je ne peux pas soigner Cronos…
- J’ai entendu parler d’un rituel…
- Un sacrifice ?
- Il existe des rites qui permettent de canaliser le vice d’un individu dans d’autres personnes.
- Cela peut marcher, acquiesça Reina, quand ce vice est d’origine magique. Mais, vu la puissance de Cronos, les humains préhistoriques qui peuplent ce monde seront insuffisants à stocker ce mal, qui risque de retourner en Cronos.
- Je ne pensais pas à de simples humains… »
Gaïa regarda alors Rhéa, au loin, qui souriait benoîtement devant ses premiers enfants. Hestia et Déméter jouaient ensemble, si heureuses, et Héra était en train de pousser dans le ventre de Rhéa. Reina savait ce que Gaïa avait en tête.*
Sha trembla sur place.
« Par toutes les sorcières… Gaïa a sacrifié les enfants de Rhéa. »
Les six enfants devaient servir de sacrifice. Le mythe disait que Cronos avait, sous la paranoïa, avalé tous les enfants qu’il avait eu avec Rhéa, sauf Zeus. C’était ce qui s’était passé, sauf que le mythe avait légèrement déformé la réalité. Avec l’aide de Gaïa, qui ne supportait pas de voir son fils devenir fou, elle avait réalisé le rituel consistant à utiliser la pureté des six enfants de Cronos pour qu’ils recueillent tout ce vice détenu en lui… Un rituel que Sha, alors qu’elle était Reina, avait elle-même donné à Gaïa !
*Peut-être est-ce pour ça que je me suis arrachée ces souvenirs…*
Peut-être était-ce aussi pour ça que Maerlyn avait fini par la supprimer ? Reina n’avait vu aucune autre option, à ce moment. Tout aurait pu marcher… Mais Rhéa avait dissimulé Zeus. La légende disait que c’était Gaïa elle-même qui l’avait prévenu.
« Gaïa a peut-être eu des remords… »
Rhéa avait remplacé Zeus par un faux bébé, fait d’argile. Cronos avait perpétué le rituel sans succès, et, de son côté, Zeus avait grandi. Il avait ensuite répété le même schéma que Cronos. Il avait mené une guerre contre les Titans , avait trouvé des alliés, et avait vaincu Cronos.
Mais, quand Zeus était arrivé, il était déjà trop tard. Ses frères et ses sœurs avaient reçu le mal de Cronos. Zeus avait alors décidé de les soigner. Il avait utilisé les installations de Cronos pour inverser le processus. Ce faisant, Zeus avait soigné les autres, mais avait récupéré en lui le vice d’Ouranos.
« Je vois… C’est pour ça, alors… La Boîte de Pandore n’a jamais été créée pour permettre d’éradiquer les maux des Grands Anciens, mais pour soigner Zeus ! »
Les pièces commençaient à s’imbriquer. Zeus avait sans doute réussi à stocker en lui ce mal pendant un certain temps… Jusqu’à la bataille de la Tour. Les Grands Anciens s’étaient enfin manifestés, et Zeus avait fait partie des rares personnes n’ayant pas été vaincues par les Grands Anciens. Il avait fait pleuvoir la foudre sur Cthulhu, offrant à Arthur Eld et à Lucifer l’occasion de détruire le Grand Ancien, de le sceller à l’aide de l’Arc-En-Ciel, un artefact magique surpuissant façonné à partir de l’essence de tous les Dieux. En rétribution, Zeus et sa famille avaient été chargés de veiller sur Terra et sur la Terre, mais, en voyant l’Innommable, Zeus avait été bien plus atteint que ce qu’on pensait.
Le vice d’Ouranos s’était réveillé en lui.
« Zeus a refait le rituel de Cronos… Mais, au lieu de sacrifier ses enfants, il a choisi de sacrifier Pandore… »
Et Sha avait été mise au courant de cela…
*« Tu es sûre que cela marchera ?
- Je n’en sais rien, Héra. Pandore n’est pas une enfant comme les autres, elle a été marquée par la Tour. C’est une Céleste, comme Aphrodite. »
Sha faisait face à Héra dans l’Olympe. Les deux Déesses se déplacèrent ensuite, rejoignant la salle de rituel, située sous le trône de l’Olympe. Zeus était là, nu, au milieu d’une salle concentrique, face à la jeune Pandore. Dans les angles, il y avait cinq autres Olympiens : Héphaïstos, Athéna, Aphrodite, Apollon, et Hermès. Héra se rapprocha du centre de la place.
« Je ne peux accepter cela, Héra… Sacrifier une enfant… J’ai tué Cronos pour ça !
- C’est ma fonction, Roi Zeus, nuança Pandore. La Tour m’a ramené sur Terre pour ça. C’est ma seule fonction. Si vous ne le faites pas, alors tout sera perdu. Vous sombrerez dans la démence comme Cronos, et comme Ouranos avant vous… Mais on ne peut plus se le permettre. Il n’y a aucune autre génération derrière vous. Si vous succombez, les humains basculeront dans la folie, et les Innommables reviendront.
- Il y a forcément une autre solution ! »
Mais il n’y en avait pas. Maerlyn le leur avait dit. Pandore était le dernier cadeau de la Tour. Celle-ci avait été bien trop blessée par les Grands Anciens, et ne pourrait en faire plus. Sha perpétua donc le rituel. Les six Olympiens utilisèrent leur essence pour former des Éclats, et l’âme de Pandore fut utilisée pour sceller le mal d’Ouranos en elle, dans une boîte que les Olympiens scellèrent ensuite avec leurs Éclats.
Ainsi fut formée la Boîte de Pandore.*
Sha avait également participé à ces évènements… Mais rien n’avait fonctionné comme prévu.
*« Tu as menti, Sha !
- Modère tes propos, Héra !
- Mon mari n’est pas soigné ! Il multiplie les cauchemars. Ta magie noire nous a amenés à condamner la seule femme qui arrivait à l’apaiser ! »*
Tout revenait à Sha. La Boîte de Pandore avait permis d’apaiser Zeus, mais pas de l’apaiser totalement. Soit Pandore avait été moins forte que prévu, soit la rencontre de Zeus avec Cthulhu avait amplifié ses peurs. Il était alors difficile de dire si le mal de Zeus était toujours lié à ce virus hérité d’Ouranos, ou à sa propre personnalité. Il n’existait aucune autre solution que de répéter le rituel de Cronos.
*« Zeus devra enfanter. Les enfants récupéreront le mal qui est en lui, jusqu’à le purger.
- Je ne sacrifierai pas mes enfants !
- Alors, ces enfants devront être faits avec d’autres personnes… Des humains suffiront. Il faudra ensuite réaliser le rituel, jusqu’à ce que l’un d’eux arrive à le supporter. Alors, Zeus sera guéri. »*
Et cela avait fini par marcher, lorsque Zeus avait fini par coucher avec Alcmène. Héraclès était venu au monde, et son puissant fils avait réussi à absorber ce maléfice.
La Pensine s’apaisait, maintenant que les souvenirs de Sha étaient revenus. Comme sonnée, l’Ombre se décolla de Kiriko, et alla s’adosser contre le mur.
« La Boîte de Pandore a été rouverte… Héra a été manipulée… Zeus a récupéré le mal qui était en lui, et celui-ci s’est diffusé sur les autres Olympiens qui étaient présents au sein de l’Olympe. Oh, Kiriko, j’ai fait des choses si affreuses… »
Y avait-il eu une autre possibilité ? Elle en doutait, bien sûr, mais cela ne suffisait pas à l’exonérer de ses crimes. Elle avait sacrifié des enfants pour sauver Zeus, elle avait conseillé à Héra de mener des expériences sur eux. Un secret qu’Héra n’avait confié à personne. On avait attribué à sa légendaire jalousie le fait qu’elle se venge des enfants adultérins de Zeus, mais la vérité était encore plus sinistre. Cela n’avait jamais été une question de jalousie, mais de survie. Les Dieux étaient maudits, et ce poison avait lentement corrompu les Olympiens.
L’Olympomachie n’était que la conséquence de tout ça, de ces siècles de mensonge, de cette malédiction ancestrale qui s’était transmise à Cronos, puis à Zeus, et des vains efforts des Dieux pour lutter contre une force qui les dépassait tous…
« C’est cela qu’Héra a voulu cacher aux humains… Que les Dieux sont aussi faillibles qu’eux face aux Grands Anciens. »
Elle déglutit lentement, commençant à remettre de l’ordre dans ses pensées.
« Il faut refaire le rituel, Kiriko… Mais refermer les Maux ne résoudra pas le problème, car cela n’a pas marché la première fois. »
Comment faire, alors ? Sha n’avait aucune réponse en l’état, tandis que les idées lui venaient l’une après l’autre, au fur et à mesure que toutes les pièces du puzzle s’assemblaient et s’emboîtaient.
« Zeus est devenu un vecteur, le mal qui est en lui est comme une ancre qui permet aux Grands Anciens de venir. C’est ça, la finalité de l’Olympomachie, permettre leur retour ! »