Yggdrasia n'aimait pas cela. Cette sensation qu'une chose malsaine cherchait à faire de l'ombre à la forêt tout entière. L'esprit de la sylve perçut la douleur et la détresse de son environnement. Au contact du poison tactile du Projet, la flore se mourrait. D'aigreur, le visage de la nymphe se contracta. Le produit mortel était trop expéditif pour qu'elle puisse générer de quoi réfréner, d'aussi loin, sa destruction. Quant à l'éventualité d'en endiguer les effets ? Elle paraissait affreusement nulle.
Mais j'ai localisé l'ennemi.
Ce n'était pas rassurant pour autant, car cette machine n'éprouvait pas la peur. Pire encore : elle agissait en inconditionnelle destructrice!
En considérant cela, la colère de la dryade ne fit qu'enfler davantage.
Ce terrain me parait de moins en moins défendable...
Cette forêt n'était pas la sienne. Pourtant Yggdrasia répugnait rien qu'à l'idée de l'abandonner à son triste sort.
Est-ce une priorité ? La vie de Marisa et de ses compagnons vaut-elle ce sacrifice ?
Elle n'en était pas sûre. Malgré ses fabuleux pouvoirs, Yggdrasia n'était sûre de rien... et cela l'énervait encore plus !
La végétation s'agita conséquemment ; les émotions de la dryade la contaminait aussi sûrement que le poison du Projet.
L'ours n'en démordait pas. Sauf que sa rage mobile ne lui servit pas à grand chose lorsque le Projet, après avoir grimpé à un arbre, s'abattit sur sa nuque tel un éclair !
Mon fou s'est définitivement étranglé.
Pas prête d'abdiquer, la Nymphe des Bois envoya son Hyper-loptère survoler le secteur. Il produisait un bruit monstre avec ses ailes ! Un être artificiel qui n'était visiblement pas adapté à l'infiltration...
Yggdrasia observait la scène avec grand sérieux.
Garde tes distances avec l'envahisseur. Ne le laisse surtout pas t'atteindre.
Telles furent ses consignes.
Le monstre de bois et de mousse obtint très vite un visuel sur ce diable de Projet. La machine, loin d'être idiote, voyait en cette incomparable rencontre une opportunité. Derrière cette opportunité, il y avait un avertissement. Et au-delà de celui-ci, une... offre d'emploi ?
Toujours dans sa grotte, Yggdrasia eut un mouvement nerveux. Toute intriguée qu'elle était, la Dryade ne sut réprimer sa curiosité.
Ce n'est pas très prudent de ma part. Mais ai-je seulement le bénéfice du choix ?
Elle ferma les yeux. Sa riche silhouette s'enfonça sous terre, se mêlant au réseau de racines qui lui servait autant à se déplacer qu'à se lier intimement à la verte contrée.
Il ne lui fallut pas longtemps pour émerger d'un arbre. Dressé de profil, son corps gracile se décolla de l'écorce comme si ce matériau n'avait rien d'un solide. Une fois détachée complètement de ce vecteur sylvestre, la spectaculaire Dryade tourna son verdoyant visage vers le Projet, qu'elle étudia de ses grands yeux jaunes. A l'extérieur, la nymphe avait l'air placide. Sauf qu'à l'intérieur, elle bouillonnait. Sa vitalité était telle qu'elle n'eut aucun mal à générer de nouvelles fleurs colorées au sein de sa dense chevelure.
- Mes rares amis mortels m'appellent Sylvia, répondit-elle en levant un menton qui, de façon stupéfiante, paraissait vraiment fait de chair. A l'instar de tes actes, ta dernière annonce ne me donne pas l'impression que je puisse, toi, la conquérante machine, te ranger dans cette catégorie. Je préférerais donc que tu me nommes pour ce que je suis : la dryade.
Potentiellement l'une des dernières n'ayant pas daigné faire profil bas en ce monde ? A moins que les autres n'étaient déjà plus ?
Yggdrasia elle-même l'ignorait, aussi se garda-t-elle de lui transmettre la moindre information à ce sujet.
D'autant qu'il y avait plus important à traiter. A commencer bien sûr par cet imminent bombardement qui menaçait la forêt.
- Que signifie cette "offre" ? En quoi puis-je être d'une quelconque utilité à un groupe qui, manifestement, a le toupet de laisser son engeance métallique agir comme bon lui semble ?
Toujours ce visage impassible. Face au Projet, la Dryade se montrait aussi émotive qu'un bout de bois. En revanche, les éléments de la sylve, eux, tremblaient de nervosité à proximité de leur dominante ; les arbres - y compris les plus vieux et robustes - se tortillaient sur place là où les buissons s'ébrouaient comme des bestiaux incommodés.
- Tu m'as fait mander, lui fit remarquer Yggdrasia. Peut-être n'est-ce là qu'une stratégie visant à me faire sortir de mon trou pour mieux me détruire ? Après tout, tu n'es pas sûre que la destruction par le ciel puisse m'éliminer en même temps que mon domaine de prédilection. Et tu fais bien d'en douter, car même détruire cette enveloppe que tu vois là ne m'empêchera pas de me reconstruire ailleurs.
Vraiment ? Cela faisait-il d'elle une immortelle ? Non : il n'était pas à exclure que la Nymphe des Bois tente un coup de bluff.
- Ne te méprends pas, machine. J'ai tout à fait conscience de mes limites. Je sais ce dont je suis capable et, au contraire, ce qu'il m'est impossible d'accomplir seule. (Elle toisa son bras mortifère.) Ton poison, par exemple : il est très efficace dans ces noires conditions. Et il le serait sans doute aussi sur ma personne. Autant que ton châtiment ardent à venir sur la sylve qui nous entoure.
Yggdrasia secoua la tête. Elle détestait ce qu'elle allait devoir lui dire.
- Cette forêt est vouée à disparaître. Que ce soit par tes flammes dévorantes, ta main squelettique ou celle d'un autre monstre. Tout fini un jour par péricliter. Par devenir ruines. Par se transformer en poussière.
Elle regarda le Projet droit dans les yeux. Le jaune fantastique plongeant dans le rouge chaotique.
Sa voix claire prit un timbre plus sombre.
- Sache néanmoins que la nature est résiliente et impartiale. Elle finit immanquablement par reprendre ses droits sur ce qui lui a causé du tort. Cette renaissance est dans l'ordre des choses. Un schéma absolu dans lequel toi aussi, créature artificielle, tu occupes une place... précaire.
La Dryade aurait pu clôturer cet entretien sur une offensive tous azimut. Elle avait les moyens de faire crouler le Projet sous des tonnes de bois. D'une certaine manière, elle était bien plus puissante que Kerberath !
Mais comme le dit si bien le dicton : la retenue du sage fait la chance de l'effronté.