The Multiversity

Une nouvelle photographie se téléchargeait derrière les rétines biotechnologiques du Projet CA.lcium. La vision ne lui plut pas du tout. Un ENORME insecte au premier plan. Bien entendu, le cerveau futuriste calcula rapidement en prenant en compte la taille des autres opposants entomologiques à l’arrière-plan couplée aux dimensions des arbres. L’énorme insecte ne l’était pas tant que ça. C’était la perspective qui avait conduit à cette première (et dernière) mauvaise lecture de l’information.

« Je n’aime pas cela. Un essaim de minuscules ennemis causent toujours plus de dommages qu’un unique grand. Unité-M, va en soutien à l’Unité-C. »

Il y eut une réponse silencieuse sous forme d’onde alors que l’Unité-M s’était déjà mise en route.

Une nouvelle photographie téléchargée s’afficha sur les rétines de l’Unité en chef. Au vu de la mauvaise résolution de l’image, l’Unité-C était débordée et subissait des dommages malgré son renforcement en acier combiné à des matériaux composites tels que des fibres. Réparer les dommages coûteraient des ressources. Et cela ne plut pas au Projet CA.lcium qui finissait d’effectuer des scans et des nettoyages internes pour se débarrasser de cette étrange virus « Vert » qui avait pris contrôle de son système.

Mais c’était des données anciennes. Le Projet était déjà tourné vers le futur et les calculs de probabilités statistiques.

Du côté de l’Unité-C, son membre longiligne terminé par de longues griffes détruisaient plusieurs insectes à chaque tranchage dans l’air. Son au singulier car l’essaim était parvenu, à multiplication de sacrifice, à détruire la liaison entre le torse et le bras. Ce dernier reposait sur la terre qui nourrissait toujours le cadavre de l’arbre alors tranché en deux.

« La Nature a cette résilience qui ne fait pas mes affaires. Pourquoi gâcher tant de ressources et d’énergie à faire survivre un élément agonisant ? Mes calculs ne me permettent pas d’appréhender la réponse. C’est tout à fait en dehors des sphères de la logique. Ce qui signifie que cela a une incidence avec l’affect et les émotions inutiles aux progrès et aux succès. »

L’avantage d’une machine sans émotions, c’est qu’elle poursuit sa tâche sans être contrainte par la peur ou la fatigue. Elle tranche. Tranche. Et tranche encore. Sans ressentir quoi que ce soit et sans nécessité d’ajouter un point d’exclamation. Elle tranche, tranche, tranche et tranchera jusqu’à ce que le dernier membre de l’essaim soit tombé à terre et qu’il ne se relève plus.

Pendant ce temps, l’Unité-M arrive à toute vitesse en slalomant entre les arbres avec un minimum de changements de trajectoires. Car ne pus aller en ligne droite est perdre du temps pour atteindre la destination. En addition de cela, chaque changement de direction demande une perte d’énergie et une perte de vitesse. Tout doit être économisé. Tout doit être optimisé. Et dès que le Projet-M sera arrivé au niveau de sa collègue, elle commencera à disperser un gaz qui visera uniquement les insectes volants. Sa seconde manœuvre sera de planter une aiguille dans le sol pour injecter un produit liquide au réseau racinaire en vue de faire mourir l’arbre impossible.

Mise à jour de l’arrivée de l’essaim de drones. Nouveau calcul en cours. Calcul terminé. Largage des bombes incendiaires estimé maintenant à [22,491minutes…]

Les Néopterons avaient certes infligé quelques dommages non négligeables à l'Unité-C, cette dernière n'en demeurait pas moins efficace face à eux. Et avec le soutien de l'Unité-M fraichement arrivée, l'extermination des nuisibles fut inévitable. Les insectes moururent juste avant que le géant de bois accomplisse son baroud d'honneur, une moitié de son corps brisé s'attachant fermement à l'Unité-C.
Tu récolteras plus tard une nouvelle vie.
Malheureusement, avec l'injection mortifère de l'Unité-M, il y avait peu de chance que cet arbre puisse ressusciter...
La tour abandonne sa place au fou furieux.
Dans un rugissement de colère, l'ours parasité surgit de la broussaille ! L'Unité-C parvint sans doute à se déloger de la poigne du défunt Cheval de Troie, mais certainement pas sans en subir les conséquences : son nouvel assaillant la heurta de plein fouet, la renversant avant de l'écraser sous ses énormes pattes mutées. L'animal dopé, devenu plus impressionnant et dangereux encore qu'un grizzly, referma ses puissantes mâchoires autour du cou de sa proie. Il secoua la tête en vue de la décapiter, rudoyant son articulation et ses câbles.
L'Unité-M tenterait probablement de défendre sa cousine, mais les nombreuses racines qui agrémentaient le dos de leur ennemi commun lui causeraient quelques difficultés ; souples comme des fouets, elles n'en étaient pas moins sacrément robustes ! En essayant de forcer ce barrage tortueux, la machine pseudo médicale allait en faire les frais.
Une nouvelle dépense en ressources à venir pour le Projet ?


Kerberath secoua Cirth par l'épaule.

- Réveille-toi, Cirth. Apparemment, nos amies ont réussi à sauver le fermier.

La kitsune décolla sa tête de l'écorce et s'étira les bras bien haut.

- Ah bon ? Bwaaaaah...

Elle bailla à s'en décrocher la mâchoire.

- Attention : ça ne veut pas pour autant dire que nous sommes tirées d'affaire.

Marisa, Actaïa et la vieille Gisèle avaient installé Yvann dans la charrette. La première avait d'ailleurs informé le groupe que les lieux n'étaient pas sûrs. Qu'un danger plus important que les villageois les guettait, et qu'il se trouvait déjà dans les bois. Sans toutefois avoir mentionné la présence de la dryade, la Fleur des Champs agissait comme son intermédiaire.

- C'est déjà l'heure de repartir ? s'enquit la Scriptomancienne pour qui les brumes du sommeil peinaient un peu à se dissiper.

- Je peux toujours te remplacer à l'avant, si tu ne te sens pas d'attaque, lui proposa la Louve.

Cirth secoua vigoureusement la tête avant de se relever d'un bond.

- Non, merci ! Ça ira.

- Hmmm...

Sa Sœur Liée la surprit, le nez levé dans une direction qui semblait beaucoup la préoccuper.

- Les villageois nous en veulent toujours ?

- Non. Je ne flaire aucun autre humain que ceux qui nous accompagnent.

- Alors c'est quoi, le souci ?

- Je hume l'odeur d'un ours très agité par-dessus celle du métal. (Elle jeta un regard en coin à Cirth.) Et en te concentrant un peu, tu devrais toi aussi pouvoir les entendre...

Les oreilles dressés sur sa tignasse blonde, la kitsune perçut effectivement les différents sons caractéristiques.

- L'ours est en train de se battre ! Et il n'est pas content du tout.

- Kazue nous a suivies, en conclut Kerberath. Je ne reconnais pas son odeur, mais je suis prête à parier qu'elle a envoyé quelque chose d'aussi mauvais qu'elle pour nous mettre la griffe dessus...

- Je n'ai aucune envie de la revoir sous son côté sombre.

- Tu n'es pas la seule.

Son affrontement dans la taverne lui avait permis d'évaluer les compétences du Projet. L'okami avait beau être forte, elle craignait de ne pas être en mesure de neutraliser la machine sans y laisser sa peau... ou quelques gros lambeaux.
De nouveau parfaitement lucide, la Scriptomancienne effectua sa transformation. Spectacle fantastique qui, pour la seconde fois, récolta les applaudissements enthousiastes de la Fleur des Champs.

- Génial ! Je retourne tout de suite à mon poste~

Soit sur le dos de celle qu'elle prenait pour sa super monture !

- Tu pourrais au moins lui demander son autorisation avec de t'installer en égoïste, la réprimanda Actaïa.

- On est jalouse, Aqua ? sourit la fermière.

- Pas le moins du monde ! Je suis très bien à l'arrière.

- Soyez sages, intervint Gisèle. C'est tout ce que je vous demande pendant le trajet.

Kerberath avait comme un mauvais pressentiment.

Mise à jour de l’arrivée de l’essaim de drones. Nouveau calcul en cours. Calcul terminé. Largage des bombes incendiaires estimé maintenant à [18,299minutes…]

« C’est impensable. La Nature a été dominé par l’Homme. Qui plus est, l’Homme assisté par la Machine. Alors pourquoi je n’ai plus de retour pictural de mes deux Unités ? Incompréhension. Re-calcul. Illogisme. Lancement d’un nouveau calcul. »

Le Projet CA.lcium se perdait dans des calculs en cascade. Tant et tant que le temps passait entre ses doigts froids. Mais aller de l’avant paraissait maintenant compromis. Il y avait tant d’inconnus. Sa toute puissance issue de dizaines et de dizaines d’années d’avancement technologiques…le tout annihilé en quelques minutes par un arbre, quelques insectes et un ours ? La réponse ne convenait pas à la question. Perdre était acceptable tant que gagner était l’ultime étape finale. Mais présentement, le Projet CA.lcium ne comprenait pas. Comment quelques éléments de la forêt et quelques spécimens vivants avaient pu venir à bout de ses deux extensions ?

Incompréhension. Re-calcul. Illogisme. Lancement d’un nouveau calcul.

« Un paramètre m’échappe. Il manque une variable pour faire coïncider les calculs. Laquelle ? Recherche. Recherche en cours. Recherche. »

Mise à jour de l’arrivée de l’essaim de drones. Nouveau calcul en cours. Calcul terminé. Largage des bombes incendiaires estimé maintenant à [15,112minutes…]

Pendant que les processeurs du Projet calculaient, pendant que les drones réduisaient le chemin avant l’attaque incendiaire : les « simples » se remettaient en mouvement. Le Projet CA.lcium ne possédait pas encore cette information. Une future source de contrariété. Il fallait qu’elle comprenne « l’obstacle-variable ». Il fallait qu’elle redéfinisse sa position par rapport aux deux « animaux à domestiquer ». La question d’abandonner cette mission se posait. Les efforts valaient-ils le résultat ? Le doute était permis. Mais il y avait toujours cette inconnue. Ce non-retour de photographies. Car à nouveau, le délai de réponse entre deux timings avait produit zéro résultat. Une fois pouvait être une erreur. Deux fois pouvaient être une coïncidence. Trois fois devenaient une certitude.

« Heure de perte des Unité-C et Unité-M [XX :XX] au fuseau X. Toujours en recherche de la variable manquante. Détermination de l’initiation d’une course-poursuite. Calcul en cours. Détermination d’un second appel de renforts. Calcul en cours. Détermination de l’importation des deux bêtes. Calcul en cours. Calcul incorrect. Calcul incorrect. Relance de calculs. Consultation des fichiers liées à…la forêt… liées à…la faune…liées à…la flore… liées aux croyances… liées aux mythes et mystères… liées aux superstitions…liées aux phénomènes…organiques…chimiques…technologiques…psychologiques… Calcul en cours. Calcul en cours. Calcul en cours. »

Incompréhension. Re-calcul. Illogisme. Lancement d’un nouveau calcul.

Mise à jour de l’arrivée de l’essaim de drones. Nouveau calcul en cours. Calcul terminé. Largage des bombes incendiaires estimé maintenant à [12,001minutes…]

Alors que la groupe battait prudemment en retraite, le champion velu d'Yggdrasia épuisait sa rage sur les restes des Unités démembrées. Ses puissantes pattes faisaient ployer le métal. Ses crocs jaunâtres déchiraient les câbles avec hargne. La dryade n'avait pas quitté sa caverne. Elle assistait à tout à travers les yeux de l'animal parasité. Son espérance de vie était déjà bien entamée, les racines et la mousse récupérant peu à peu l'énergie qu'elles lui avaient fournie pour se surpasser face aux suppôts d'une technologie abjecte.
Tout danger est-il écarté ? En apparence, oui. Mais il est encore trop tôt pour le confirmer...
L'ennemi avait été déconnecté. La Fleur des Champs et ses compagnons s'éloignaient à travers bois. Pour le moment, tout semblait bien se passer.

Mais tout comme Kerberath, la Nymphe de Bois avait comme un mauvais pressentiment. Quelque chose de terrible allait se produire. Elle ignorait exactement quoi. Elle ne savait pas trop à quoi s'attendre en dehors de l'irruption d'une énième aberration métallique. Alors elle se mit à la place du cerveau dérangé qui commandait ces choses...
Le goût amer de la défaite. Des proies qui lui filent sous le nez. Une reconsidération des évènements. L'obtention d'une vision plus large sur la situation. Le besoin d'agir plus rapidement. La mise en œuvre de moyens encore plus importants.
Cette logique ne lui inspirait absolument rien de bon.
Yggdrasia donna donc de nouvelles directives à son diable d'ours. La bête cessa aussitôt de s'en prendre aux Unités mises en miettes pour se remettre à courir à travers la forêt. Si le Projet avait le malheur d'apparaître au moment de sa ronde, elle le trouverait et lui infligerait le même traitement qu'à ses envoyés.

En attendant, la dryade avait une défense à consolider. Plutôt que de se focaliser sur l'intérieur de son domaine d'emprunt, elle étendit sa surveillance bien au-delà, en se servant des arbres comme vecteurs de sa pensée. Leurs branches feuillues se dressèrent à son signal. Elles remuaient alors qu'aucun vent ne soufflait au-dessus de la cime.
Et moi ? De quoi ai-je encore besoin ?
Si danger il y avait, elle ne le voyait toujours pas arriver...
Une vision plus large.
Un éclaireur supplémentaire ? Elle se souvint de l'efficacité de ses insectes et, ni une ni deux, recourut à ses pouvoirs sur la végétation pour modéliser un serviteur à cheval entre puissance et mobilité.

En moins de cinq minutes, une ombre massive émergea de la terre humide, déployant ses ailes membraneuses. Elle se décolla du sol éventré, se propulsant bien au-delà de la limite des branchages.
Merveilleux.



Son contrôle sur le coléoptère artificiel s'avérait autrement plus affirmé que sur l'ours contaminé.
Mais ce bourrin aérien allait-il suffire à détruire le dernier espoir du Projet ?
Coûteux en ressources et en bioénergie, il lui restait encore à faire ses preuves.
Etait-il en mesure de faire face à cette pluie ardente susceptible de s'abattre sur la forêt entière, et dont la dryade ignorait encore la nature exacte ?
La guerre entre nature pervertie et technologie corrompue se jouerait sur ce dernier acte.