The Multiversity

La situation était tout de même amusante. Kazue faisait tout son possible pour garder son calme, mais Miranda sentait sa colère, ses émotions. Elle lui indiqua que « Kazue » n’était qu’une couverture, une façade, et qu’elle était avant tout le « Projet CA.lcium », un androïde froid et inhumain. Miranda souriait doucement, surtout quand Kazue alla lui reprocher son dédain, et lui demanda ensuite s’il y avait du personnel compétent à qui elle pourrait s’adresser.

« Hum… Vu comment tu me parles, je sens pointer en toi une certaine impatience. Si j’osais, je dirais que je t’ai… Vexée. Mais comment peut-on vexer une machine qui se dit dénuée de sentiments ? »

Miranda se déplaça encore, et remplit à nouveau son verre.

« Tu es déçue que je n’ai pas assisté à ton œuvre, hein ? Au fond, c’est ça que tu me reproches… Que j’ai préféré faire l’amour à des femmes… Tu peux le nier, CA.lcium, mais tu as été conçue à partir d’un être humain. Je le sais très bien, c’est moi qui t’ai tenue dans mes mains quand tu étais encore un bébé. Nous t’avons amélioré, nous t’avons perfectionné, dans le but que tu sois supérieure au Projet Manhunt… Mais nous n’avons pas effacé tes sentiments, ou tes émotions. »

La PDG continua ses explications :

« Au contraire, c’est même l’un des fondements de ta personnalité. Tes parents biologiques t’ont rejeté à la naissance. Ta mère a signé un contrat prévoyant que son bébé revenait à GWC. Si Manhunt nous a échappé, avec toi, nous avons développé autre chose. Ton sentiment d’échec est lié au fait que tu souhaites au fond faire entièrement plaisir à tes mères… Et cette colère que tu dissimules en toi en ce moment est la même qu’un enfant qui aurait eu une bonne note à l’école, mais qui serait face à l’indifférence de son parent. »

Miranda finit son verre, et rejoignit Kazue, puis caressa sa joue.

« Kazue n’est pas qu’une façade, CA.lcium, elle fait partie de toi. Si tu n’étais qu’une simple machine, tu serais sans intérêt. C’est la partie humaine en toi qui te donne envie de combattre, de te surpasser… Ce netrunner que tu as voulu tuer ne faisait pas partie de tes objectifs de mission. Pourtant, tu ressens sa fuite comme un échec personnel. Donc, essaie de me dire pourquoi tu voulais le tuer, et pourquoi tu ressens ce que tu ressens en ce moment… »

« Je ne ressens !... »

Qu’est-ce qui lui arrive ? A-t-elle reçu une dose de poison durant sa mission ? Pourquoi sa si fiable intelligence ne parvient pas à calculer à de grandes vitesses comme en tant normal ? Le Projet CA.lcium a la sensation d’être du matériel désuet. Alors elle ordonne le début de scans pour trouver la présence de virus informatiques dans son système. Mais, en attendant, elle doit aussi se confronter à la PDG de GWC.

« La réponse à cette question est simple. Vous me couvez toutes pour que le Projet Manhunt n’apprenne pas mon existence. Vous m’avez récupéré rapidement sur le site de mission pour que les autorités n’aient pas un visuel sur ma personne. Et pourtant, être humain contradictoire que vous êtes, madame Forge, vous avez laissé partir ce netrunner. »

Voilà, la beauté d’une réponse logique. Les émotions ne dictant rien. Oui, le Projet CA.lcium se sent un peu mieux.

« Heureusement que je ne suis pas un robot stupide doté d’un programme simple. J’ai pris l’initiative de déployer mes cafards pour le pourchasser. Dès que j’aurai rendu mon rapport complet à une personne capable de l’entendre, et que Maman Rossa aura effectué tous les tests sur mon système qui l’apaiseront, alors je repartirai finir ma mission. J’ai seulement besoin de temps pour que les cafards reviennent à moi et me livrent leurs données. »

Elle parlait logique et ça apaisait son cœur. Mais cette phrase était absurde. C’était son système qui était apaisé. Non, pas apaiser. Apaiser avait un trait à ces… senti-trucs-machins. Et puis, il y avait cette image que Miranda Forge avait réussi à implanter dans sa tête. Celle d’un enfant de génie brillant lors de son cursus scolaire mais récoltant zéro appréciation de ses mères. Cette image… Ca augmentait son rythme cardiaque. Ca lui faisait serrer ses petits poings. Il y avait même une boule dans sa gorge.

*Foutu virus. Vivement que le scan trouve le nid et que je nettoie cette partie de mon programme mal fonctionnant. *

Quel était cette image ? Pourquoi voyait-elle le visage de Miranda Forge au-dessus d’elle ? Elle paraissait aussi géante qu’un gratte-ciel. Mais c’était une femme. Elle ne pouvait pas être comparé à une architecture. Qu’est-ce qui était grand pour une créature vivante ? Pourquoi le Projet CA.lcium comparait maintenant Miranda Forge à une Déesse ? Etait-ce Maman Rossa qui lui avait parlé de la PDG de GWC en ces termes ? Est-ce qu’elle… revoyait cette scène où Miranda Forge l’avait récupéré alors qu’elle était seulement un bébé 100% humain ? Elle avait ce souvenir ? Elle était si efficiente qu’elle pouvait véritablement le posséder !

Miranda s’amusait des contradictions de Kazue. Aurait-elle été une Jedi qu’elle aurait pu dire qu’elle sentait un conflit dans sa Gynoïde. Celle-ci tenta de lui fournir une réponse logique, mais Miranda sentait son trouble, sa confusion. Elle la laissa parler, puis revint ensuite sur le cas de ce fameux netrunner. Miranda se rassit donc en croisant sensuellement ses jambes.

« Ce qui est amusant, ma chérie, c’est que tu pars du principe que l’ordre que l’on t’a donné est stupide. Tu es tellement déçue de ne pas avoir été prise au sérieux que tu n’as même pas envisagé un seul instant que ta mission s’inscrive dans une plus vaste opération. »

Miranda reposa son verre, et fit signe à Kazue d’approcher. Elle décroisa les jambes, et prit la jeune Gynoïde dans ses bras. Elle l’enlaça tendrement, et déposa un baiser sur son front.

« La machine que tu as affronté… Le fait que ce soit précisément Wasabi qui soit appelé pour déverrouiller l’armure… Si nous avions offert ce robot à Kroggan, il aurait déjà été utilisé. Les codes utilisés par Wasabi pour déverrouiller cet androïde lui ont été donnés par Manhunt. Tout cela, ma chérie, c’est un cheval de Troie. Après ce que Wasabi a vu, après t’avoir vu, il va vouloir contacter Manhunt. Nous allons donc le pister jusqu’à Night City, et attendre qu’il nous mène aux fidèles de Kessler. »

Elle pouvait sentir la surprise dans les yeux de Kazue, et son cerveau qui se mettait en branle, essayant de se dire si Miranda lui mentait ou non.

« Le risque, c’était effectivement que tu le tues… Si on t’avait dit cela, il y avait le risque que, en ne cherchant pas à le tuer, tu attires ses soupçons. C’était la partie aléatoire du plan, mais on s’est dit que Wasabi serait le premier à s’enfuir si la situation dégénérait. Je ne m’attendais toutefois pas à ce que Kroggan soit si proche de la cyber-psychose… Tu t’en es très bien sortie, ma puce. »

Miranda l’embrassa à nouveau sur le front.

« Tu ne dois pas repousser la partie humaine qui est en toi… Si tu n’étais qu’une machine, tu serais inintéressante. Il faut que tu aies des sentiments, que tu aies envie de faire plus que ce qu’on attend de toi… C’est comme ça que tu pourras t’améliorer ! »

Non ! Non… Le Projet CA.lcium était complètement perdu. Pourquoi vouloir exploiter la partie la plus faible de sa construction ? Pourquoi miser sur les faibles émotions humaines ? Elles étaient sources de discorde. De déconcentration. De perte d’énergie. D’absurdisme. Non, décidément, le Projet CA.lcium ne comprenait plus rien à rien. Ces systèmes « surchauffaient ». Oui, elle pouvait se mentir à elle-même en ce sens. Et puis, elle pouvait également opérer cette transformation-là. Oui, définitivement. Cela aiderait le Projet CA.lcium a ne pas rentrer dans une boucle sans fin de bugs.

Alors son bras squelette redevint petit à petit un total bras humain grâce au travail de nanomachines tissant une toile épidermique grâce à la matière environnante. Au revoir mâchoire grouillante telle une araignée mécanique. Rebonjour visage poli et parfaite d’une jeune femme. Le Projet CA.lcium allait se cacher derrière Kazue.

*Et ce n’est absolument pas parce que la Déesse de GWC me donne le même genre d’attention que Maman Rossa. Absolument pas… *

Caprice de gamine. Ce n’est que cela au final.

« Voilà. Je ne suis plus une machine. Je suis une faible jeune femme avec un cœur qui bat dans sa poitrine. »

C’est faux. Elle reste toujours ce cyborg croisé avec une meute de cafards. Cafards qui poursuivent toujours ce Wasabi de traître. Cette preuve vivante qu’elle a échouée et en même temps réussi. Mais une victoire compte-t-elle vraiment quand elle est basée sur sa faiblesse ? Kazue a envie de dire non. Mais c’est plus difficile de dire ce genre de chose quand elle revêt l’habit full humain.

« Et maintenant quoi ? Tu vas me dire que j’ai dépassé l’heure et que je devrais déjà aller dormir ? »

Ce qui était une vérité. Du moins la partie où elle avait besoin de s’allonger pour prendre du repos. Que ce soit un sommeil naturel ou artificiel ne compte pas vraiment dans l’équation.

« Et que dans le Grand Plan, si grand que même mes processeurs ne parviennent pas à appréhender, je vais devoir retourner à l’école et faire semblant d’être une femme totalement normale ? Que ça rentre dans le Grand Plan pour que le Projet acquiert des sentiments qui seront l’arme ultime face au Projet Manhunt ?... »

Non, elle n’aimait pas cette version. C’était une perte de temps que d’aller à l’école. Il n’y avait que lorsqu’elle devenait une idol que sa vie devenait un minimum intéressant. Parce que, et même si elle se cachait derrière une fausse identité, elle touchait les gens. Elle améliorait le monde. Pas de façon spectaculaire. Mais elle l’améliorait grâce à la musique.

Miranda resta silencieuse, tandis que CA.lcium laissait la place à Kazue, reprenant une forme normale, et essayant de se faire passer pour une fille. Miranda gloussa légèrement.

« Le Grand Plan… C’est ton appellation, ça. Le Grand Plan… »

Miranda fixa alors l’horizon par l’une de ses baies vitrées pendant quelques instants, puis se retourna vers Kazue. Elle se racla la gorge, et se resservit un verre.

« Tu sais ce qui donne la force aux humains de faire des choses impensables ? Toi, CA.lcium, tu raisonnes, tu analyses de manière méthodique toutes les possibilités… Mais, aussi rapide que soit ton raisonnement, il se heurte aux limites que la logique te fixe. Les humains fonctionnent parfois par instinct, et ils défient parfois la logique. Il y a des explications rationnelles à ça, mais toi, ma chérie, tu es la quintessence de ce que je souhaite créer. Manhunt n’est pas qu’une machine froide et amorale, il est aussi animé par la partie d’humain qui est en lui. S’il n’était qu’un simple morceau de code informatique, nous aurions pu l’appréhender il y a longtemps. Mais il y a deux parties en lui, la partie humaine, et la partie robotique. Tu sais, je ne t’en veux pas d’avoir voulu traquer ce netrunner. Cela ne faisait pas partie de tes objectifs, et, en voulant l’appréhender, tu as répondu à ce que ta partie humaine interprète comme étant ton devoir. Nous développons des robots, nous fabriquons des drones, des androïdes, mais la conscience humaine, ce sens du devoir, cette capacité à surpasser les limites… Cela, nous n’avons jamais réussi à la reproduire fidèlement. Nous n’y arrivons qu’en, créant des hybrides… Comme toi. »

Miranda soupira, puis tendit les bras vers Kazue en lui faisant signe de venir. Elle l’enlaça ensuite, et… Lui fit tout simplement un câlin.

« Il est crucial que tu mènes une vie normale, ma chérie. Est-ce que tu n’aimes pas ça ? Être proche des gens ? Tu as de bonnes notes en cours. Tu aimes quand le professeur t’interroge et que tu lui réponds correctement ? Que tu obtiennes une bonne note ? Je t’ai vu chanter comme idol, tu sais… Quand tu es dans des concerts et que les gens t’applaudissent, qu’est-ce que cela te fait ? Es-tu indifférente… Ou ressens-tu des choses que tes microprocesseurs sont incapables de traduire et de comprendre ? »

« Bien sur que je suis contente quand je donne les bonnes réponses en cours. C’est tellement élémentaire… Et puis, c’est tout à fait normal que j’excelle. Je dois exceller pour vaincre le Projet Manhunt. »

Mais Kazue savait très bien que ce n’était pas le genre de réponse que la Déesse du GWC attendait. Quoique, avec ce câlin, Kazue se sentait légitime à la rabaisser au prénom de Miranda. Oui, elle pouvait y penser de cette manière.

« Après, je ne fais parfois pas trop la différence entre mes propres connaissances et celles qui me sont apportées via la technologie en moi. Donc je ne sais pas trop ce que je vaux vraiment. Quoique, je ne comprenne pas pourquoi nous cherchons à différencier Kazue du Projet CA.lcium. Nous sommes une. »

C’était toujours bizarre un câlin. Par exemple, elle ne pouvait s’empêcher de penser que c’était une stratégie visant à dissimuler ses émotions. Ou ses intentions. Trop proche pour ne plus voir un visage. Ou une main en action. Kazue avait des difficultés à les apprécier. Là où les câlins fonctionnaient le mieux, c’était avec Maman Rossa. Probablement parce qu’elle lui faisait 100% confiance.

Donc elle quitta le câlin et s’éloigne juste un tout petit peu. Elle ne pouvait pas répondre de façon lucide quand les femmes étaient émotives dans ce sens. Et puis… il y avait émotivité à jeun. Et émotivité avec des verres d’alcool vides.

« Je préfère quand je suis une Idol. J’ai l’impression de ne pas mentir comme quand je fais semblant à l’école. Quand je suis sur une scène, j’ai vraiment l’impression de faire quelque chose qui a du sens. J’ai des difficultés à comprendre pourquoi les gens viennent me voir, moi. Il y a beaucoup d’autres artistes. J’ai lancé des recherches. J’ai fait des calculs statisticiels. Et objectivement, beaucoup sont meilleures que moi. Mais ils viennent me voir et je vois à leur visage qu’ils sont vraiment heureux. Que ça représente quelque chose. Même mes chansons qui sont écrites via des programmes pour toucher mon public, donc qui devraient être froides, vides voire monstrueuses comme ces androïdes très réalises mais dont on repère un défaut de fabrication. Et… c’est bizarre, j’ai perdu le fil de mes pensées. Ca m’arrive régulièrement lorsque je suis Kazue. Comme si je m’auto-diminuais pour être davantage humaine. »

Elle s’approcha de la bouteille qui était déjà bien entamée. Elle ne put s’empêcher de faire une grimace de jugement. Mais elle apporta tout de même la bouteille pour la rapprocher du verre presque vide de Miranda.

« L’alcool est un poison. Vous ne devriez pas en boire autant. Son effet est de faire perdre le contrôle. Et vous êtes la Boss de GWC. Je ne comprends pas comment vous pouvez allier ces deux facettes. J’ai envie de jeter cette bouteille pour la briser. J’ai aussi envie de donner un coup dans votre verre pour l’envoyer valser. »

Et pourtant, son geste invite à la resservir.

Kazue était capable de converser, bien plus qu’elle ne devait le croire. Miranda la laissait parler, mais elle sentit Kazue rapidement se retirer de son câlin. Seule Aerith avait droit à de véritables interactions affectives avec elle.  Kazue lui expliqua néanmoins qu’elle aimait bien être une idol, qu’elle aimait bien inspirer des gens. Miranda sourit doucement. La jeune femme lui signala ensuite que l’alcool était dangereux pour la santé, et que, en tant que patronne d’une puissante firme, Miranda devait refréner sa consommation d’alcool pour conserver le contrôle. Miranda sourit doucement.

« Eh bien, je te remercie de te soucier de ma santé, ma chérie, mais tout va très bien pour moi.  Si tu veux évoquer le sujet d’un strict point de vue médical, la consommation d’alcool entraîne ce qu’on appelle une cardioprotection. L’excès d’alcoo ;, en revanche, est mauvais pour la santé. Mais, au-delà de ces arguments médicaux, le fait est que j’aime juste boire. Tu vois, tout ce qui compte, c’est de trouver l’équilibre, comme toi, ma chère petite. Tu dois trouver le point d’équilibre entre Kazue et CA.lcium. Tu me dis que tu aimes être une idol, n’est-ce pas ? Ce que tu dois savoir, c’est que, même si nous arrivons à bien programmer des machines, à faire des Gynoïdes et ce genre de choses, les concerts sont encore assurés par des humains. L’intelligence artificielle ne parvient pas encore à avoir une vocation artistique, et toutes les tentatives que nous avons fait en ce sens se sont soldées par des désastres. »

Une IA qui réalisait un tableau de sa propre initiative, qui concevait le script d’une série télévisée, ou l’écriture d’un roman… Elle pouvait le faire, mais le résultat final était d’une qualité exécrable.

La voix d’Aerith Rossa résonna brusquement à l’entrée de la pièce :

« Ce que Madame Forge veut te dire, c’est que l’être humain dispose d’une créativité artistique que la machine est incapable de reproduire, et que c’est ça qui te rend si précieuse à nos yeux… Et à mes yeux. »

Aerith lui sourit, et tendit ses bras à Kazue, pour un câlin qui s’avéra plus spontané chez Kazue.

« Je suis fière de toi, ma chérie, tu as été parfaite… Tu ne t’es pas fait mal, hein ? Quand tu as affronté ce cyberpsycho, j’ai cru défaillir… Mais tu t’en es sortie avec brio, ma chérie ! »

« Je suis désolé ! Je ne voulais pas te faire peur, Maman ! »

Il n’y avait que dans les bras de Maman Rossa que Kazue se sentait humaine. Plus que cette différenciation entre la chair et la machine, c’était surtout une question d’âge. Quand elle se livrait à une telle étreinte, elle n’était plus un projet scientifique et militaire qui avait une immatriculation au lieu d’un âge. Dans les bras de Maman Rossa, Kazue redevenait une toute jeune femme qui entrait dans sa vie adulte.

« La mission a été plus compliqué qu’anticipée. Il y a des variables que je n’avais pas prises en compte et qui m’ont surprise. Oui, il faudra que je m’allonge sur la chaise d’analyse et que je prenne du repos. Mais rien de très grave, Maman. Je survirais ! Et je serai encore plus forte qu’avant. Surtout une fois que j’aurai rejoué le scénario de la mission pour y découvrir le scénario optimal. Et je rejouerais ce scénario au minimum cent fois. Peut-être même mille ! »

Eliminer le Projet Manhunt était son objectif d’existence. Mais plaire à Maman Rossa se situait à un niveau encore supérieur. C’était même la seule personne contre laquelle elle n’arrivait pas à s’énerver. Ça la… culpabilisait ? Elle ne voulait pas que Maman Rossa lui en veuille. Ça lui ferait trop de mal. Par contre, elle n’avait aucun problème à engueuler la Déesse de GWC. Etrange, non ?

« Il me faudra seulement quelques heures de repos, d’analyses, de calculs et de mises à jour de mes logiciels internes. Ensuite, je serai prête à repartir en mission. »

Kazue regarda à nouveau Miranda Forge. Toute leur conversation concernant Kazue et sa vie d’Idol. Son côté humain. Le pouvoir de création propre à la chair. L’importance de la vie inutile du tous les jours. Est-ce que… est-ce qu’elles avaient un autre plan ?

« Parce que je vais bien retourner en mission ? Je ne vais quand même pas devoir rendosser la peau de Kazue et devoir retourner à l’école en attendant je ne sais quel événement ou vote de tel ou tel budget ? »

Il était fascinant de voir le changement de personnalité chez Kazue. Face au docteur Rossa, CA.lcium s’effaçait totalement, ne laissant plus que Kazue, qui se jeta avec passion dans les bras de sa « mère ». Aerith Rossa avait beau être une scientifique, elle assumait pleinement ce rôle pour Kazue. D’aucuns auraient pu trouver cela incongru, car Aerith était avant tout une scientifique, mais elle avait toujours entretenu cette relation avec Kazue. C’était elle qui avait soigné la jeune femme, qui avait implanté dans son corps ravagé des implants cybernétiques, et qui avait soigneusement veillé sur elle. Elle n’était certes pas sa mère biologique, mais elle était clairement sa mère. Un lien unique qui était supposé offrir à la firme la loyauté indéfectible de Kazue, à la différence de ce que Këssler avait fait. Aerith caressait ainsi doucement ses cheveux, et s’assit ensuite sur un canapé, laissant Kazue à côté d’elle.

La cyborg était impatiente de repartir à l’action. Aerith sourit en lui caressant encore les cheveux.

« Quelle impatience, ma chérie ! Je te reconnais bien là, toujours à vouloir m’impressionner… Viens, pose ta tête sur mes cuisses. »

C’était une position que Aerith aimait souvent prendre avec sa fille. Si Kazue avait perdu ses parents, Aerith avait, elle aussi, perdu très tôt sa fille. Alors, les deux femmes avaient visiblement fait un transfert l’une sur l’autre. Kazue s’installa donc, et Miranda répondit à la place de Kazue.

« Vu ton efficacité, tu vas repartir en mission assez vite. Je crois qu’il est temps de te donner quelques informations confidentielles. »

Miranda se tut pendant quelques instants, avant de reprendre :

« Les codes informatiques que ces bandits ont accédé pour pirater notre machine étaient liés à Këssler. Les Cyber-Tigres sont liés à l’un des gangs de Night City, les Tyger Claws. Wasabi, le netrunner que tu as voulu tuer, est un indépendant, mais qui est lié aux Tyger Claws. Tout porte à croire que les Tyger Claws sont en lien avec Këssler. Nous allons donc planifier une nouvelle mission à Night City, et tu auras pour cela une couverture parfaite.
-  Il y a un concert d’idols qui va avoir lieu à Night City prochainement. Ce concert est sponsorisé par les Us Cracks, mais d’autres idols y participeront. Ce sera ta couverture.
-  Night City est une ville très dangereuse, qui bénéficie d’un régime légal d’exception. Le Sénat cherche depuis des années à reprendre la mainmise sur cette ville où le taux de criminalité est bien plus élevé qu’ailleurs, mais elle se situe à proximité de la Ligne de Partage. Tu as montré que tu étais prête. »

Dès que Miranda évoqua la divulgation d’informations confidentielles, Kazue se redressa. Il était vrai qu’elle aimait allonger sa tête sur les cuisses de sa maman. Mais quand la Déesse de la GWC se mettait à parler sérieusement, il fallait qu’elle suive ce mouvement.

Quand elle entendit le nom de Këssler, sa main se porta à son visage. Cette même main qui s’en éloigna pour se serrer très fortement jusqu’à s’en faire péter les jointures et exhiber sa main squelettique. La mention du fuyard, ce Wasabi, réveillait la colère. Plus que la colère, le goût amer de la défaite. Sans compter qu’elle révélait ce que la main dissimulait : à savoir un œil rouge du Projet CA.lcium.

Qui de Kazue ou du Projet allait prendre l’initiative ? La présence de Maman Aerith l’adoucissait. Mais le Projet Manhunt réveillait l’arme de destruction de la GWC. C’était un conflit qui se jouait en elle.

Elle glitcha.

« Idols ? Mais… »

« Il n’y a pas de temps à perdre avec ces fausses célébrités qui donnent aux moutons des émotions préfabriquées. »

Au ton de la voix, à la façon de formuler : on entendait clairement qui de Kazue ou du Projet parlait.

« Ce n’est pas dangereux d’être si proche de la Ligne de Partage ? »

« La présence de la Junte pourrait être un atout comme une gêne. Est-ce que la compagnie a un contrat avec les forces militarisées ? Très certainement étant donné que la guerre est un formidable outil pour s’enrichir. Mais j’éprouve des difficultés à me connecter aux réseaux. La présence de la chanteuse est trop envahissante. »

Totalement zélé à vouloir vaincre le Projet Manhunt, le Projet CA.lcium en venait presque à rejeter la faute sur le Docteur Rossa de l’affaiblir en tentant de laisser Kazue à la surface de la conscience le plus longtemps possible.

« Le Projet Manhunt pourrait-il se dissimuler dans le réseau labyrinthique des tranchées ? »

« Je suis d’accord pour chanter en tant qu’Idol. Si je peux ramener un peu de joie dans cette zone qui cotoie si souvent les drames mais… y a-t-il une mission derrière la couverture ? Est-il possible que Wasabi soit un de mes fans ? »

Même sous sa forme « humaine », les capacités de réflexion étaient bien présentes. Tendre un piège au netrunner à cause d’une presque-ado-chanteuse n’était pas glorieux. Mais on ne choisit pas les couleurs qu’on aime ou les musiques qu’on écoute. Si c’est une faiblesse, il y a obligation d’exploitation.

Plus que jamais sans doute, la dualité « Kazue / CA.lcium » était en train de s’exprimer. Sa voix changeait selon la personnalité en elle qui s’exprimait. C’était une forme de curieuse schizophrénie, mais les deux personnalités exprimaient leur inquiétude à l’idée d’être si proche de la Ligne de Partage. Night City n’était pas à proprement parler au bord de la zone de conflit, mais c’était la ville la plus proche. Décrite comme « la pire ville de Uatis », Night City avait été fondée par Miriam Night et son mari, Richard Night. Celle-ci avait utilisé ses capitaux pour construire dans une zone reculée une utopie de ville idéale, « Coronado City ». Ce projet avait reçu le soutien de mégacorporations comme Arasaka, ou Petrochem. L’idée était de construire une sorte de zone franche, une ville comprenant les employés de l’empire Night, et qui bénéficieraient d’un régime d’exception légal. Le concept avait fini par échapper à la famille Night quand de nombreux réfugiés étaient venus suite à la reprise des hostilités avec les Auriens, et à l’avènement des Xénos.

Coronado Citry avait été renommée « Night City » quand Miriam Night avait été retrouvée morte dans son penthouse de la flamboyante tour Parkview. Un meurtre qui n’avait jamais été élucidé. Avec l’afflux de réfugiés, les gangs s’étaient emparés de la ville, et, plusieurs années après, Night City restait une ville très dangereuse, véritablement à part dans le fonctionnement de Uatis. Il y avait bien des autorités légales, mais les mégacorporations installées à Night City régnaient en maîtres, et se livraient un conflit féroce par gangs interposés.

« Night City est une ville très particulière. On dit qu’il existerait sous cette ville un bunker militaire abandonné abritant des recherches technologiques majeures. Un bunker de recherches appartenant à Militech, qui aurait été au centre du projet Cynosure. Je n’en sais guère plus, ces informations sont confidentielles, et ce bunker même relève d’une légende urbaine. »

Miranda en avait surtout entendu parler par le truchement de Lucy, la copine de sa fille Kara, une netrunner talentueuse venant de Night City.

« Je ne crois pas que Këssler soit en train de rejoindre les Auriens. Ce que les renseignements indiquent, c’est qu’il gravite autour de Night City, et qu’il s’intéresse à Militech. Ce robot que tu as affronté est une fabrication de GWC, mais calqué sur un modèle militaire de Militech. Et Wasabi a participé récemment à un vol de données informatiques de chez Militech. Parmi les données, il y avait les schémas du robot que tu as combattu. Le fait que tu aies croisé Wasabi signifie qu’il n’était pas là pour rien. Il est à ce jour notre meilleur lien pour retrouver Këssler. C’est pour ça que tu ne pouvais pas le tuer.
-  Je voulais tout te dire, mais les soldats en charge du projet avaient peur que, si jamais tu venais à échouer, ils n’obtiennent nos informations. Moi, je n’ai jamais douté de toi, mon cœur.
-  Toi comme idol, c’est une simple couverture, mais tu peux tout à fait chanter. J’espère aussi que ta présence intriguera Këssler, et l’amènera à tenter de se rapprocher de toi. Tu dois toutefois avoir conscience que c’est une mission risquée. Je n’ai pas à Night City l’influence que j’ai à la capitale, je ne pourrais pas t’envoyer autant de renforts qu’ici si jamais la situation vient à déconner. Il n’y a pas que Këssler dont tu dois te méfier. Des firmes comme Arasaka ou Militech ne verront aucun problème à t’arrêter et à te disséquer pour comprendre comment tu fonctionnes. Je tâche de convaincre une netrunner qui connaît Night City de t’aider. »

Elle faisait référence à Lucy. Kara n’avait cependant pas envie que celle qu’elle considérait déjà comme sa femme, et qui portait son enfant, se rende là-bas, où elle avait failli mourir. Cependant, Lucy était moins stricte, et Miranda espérait bien la convaincre.

« Mais, avant tout ça, c’est à toi de voir si tu acceptes cette mission, ma chérie… Si tel est le cas, je t’accompagnerai. Je suis ta mère, après tout, donc il est normal qu’une mère attentionnée aille voir les prestations musicales de sa fille ! »

« Si c’est trop dangereux pour toi, maman, je ne veux pas ! »

Sa petite bouille horrifiée plaqua sa main sur son visage. Quand cette main glissa vers le bas, l’œil rouge calculateur du Projet CA.lcium était de nouveau illuminé.

« Chanter est une perte de temps. Le temps est plus précieux encore que n’importe quel système de richesse. Quant à Wasabi, ce n’est qu’une question de temps avant que je ne le retrouve. Mon réseau de cafards le traque. Je n’ai pas encore eu de retour. Mais il est certain que lorsque je serai sur place à Night City, les informations me trouveront. »

Elle ferma les yeux puis tourna la tête avant de regarder à nouveau Maman Rossa de ses deux yeux innocents.

« Le terrible Projet Manhunt aurait une faiblesse pour ma musique ? Mes créations auraient donc ce pouvoir même sur la plus puissante et la plus défaillante des créations de Geo Weapon Corporation ? Je ne sais pas si je suis satisfaite ou horrifiée. »

Sa main squelettique, celle du Projet CA.lcium, semblait pianoter dans l’air. Comme si elle tapait un rapport ou effectuait des recherches sur le Réseau via des mots-clés. Elle revint très vite dans la conversation.

« Si le Projet Manhunt a un faible pour les jeunes femmes, alors s’y rendre sous la couverture d’une Idol est acceptable. Lui donner notre corps pour le piéger est une bonne stratégie. Les femmes sont la plus faiblesse numéro une de tous les hommes, selon toutes les statistiques. Qui plus est, ce corps n’a pas pour but de se reproduire et donner la vie. Ce n’est qu’un outil dans l’inventaire. Oui, nous piègerons le Projet Manhunt avec notre sexe si le scénario va en ce sens. »

Qui de la scientifique ou de la mère vaincrait ? Maman Rossa serait-elle horrifiée de la volonté de prostitution de sa fille adoptive ? Ou la scientifique serait-elle ravie de la performance de son Projet ? Il n’y avait pas de bonne réponse, de toute façon. Sans oublier que lorsque le Projet CA.lcium donnait la vie, c’était pour créer des monstres qu’il fallait enfermer ou détruire… Il aurait presque fallu la stériliser. Ce qui était toujours une problématique qui pouvait être solutionnée.

« Maman Rossa va m’accompagner dans la salle d’examen. Elle va analyser mon corps. M’injecter des nano-robots médicaux. Et lancer en filaire les mises à jour nécessaires. Allons-y. »

En conclusion, Kazue/Projet CA.lcium était (presque) prête à repartir en mission officielle.

Kazue et CA.lcium intervinrent ensemble à plusieurs reprises autour de l’idée du chant. Toutefois, ce n’était pas exactement ce que Miranda avait en tête.

« Këssler s’intéresse fort peu à ta musique, ma chérie… Mais il saura ce que tu es. Tout ça, ce n’est qu’une diversion, un moyen comme un autre d’attirer son attention.
-  Mais il ne faut pas le sous-estimer. Këssler ne se laissera pas duper par ta succulente apparence. »

Kazue était néanmoins prête, les deux femmes pouvaient le sentir. Cette mission à Night City serait complexe, mais Kazue ne serait pas seule. Miranda comptait bien lui envoyer des renforts, de quoi l’aider lors de son périple à Night City. Aerith conduisit Kazue vers le laboratoire. Elle se déshabilla, et grimpa sur la table d’opérations. Aerith déclencha ensuite les opérations de test, et des appareils jaillirent au-dessus de la table, balançant des scanners différents sur le corps de Kazue. Miranda la regarda encore, un sourire évasif sur les lèvres.

« À bientôt, Kazue… »