Dans le réfectoire, ils jouaient à des cartes. Un jeu japonais consistant à utiliser des monstres. Les autres pensionnaires étaient là, et il n’y avait que des enfants. Ils avaient été tatoués à hauteur de la nuque, et, à chaque fois qu’un pensionnaire entrait dans le réfectoire, un garde examinait le tatouage, puis cochait une case dans son registre. Mana se retrouva à s’asseoir sur un banc, et reçut une bouillie infâme du matin, une sorte de ration de survie qui semblait être périmée depuis longtemps. Les seules nouvelles du monde extérieur émanaient des messages de propagande de l’armée impériale japonaise. Puis, à la fin du repas, les pensionnaires se rendirent aux opérations de test. Alors que Mana suivait le reste du groupe pour ce qui semblait être une routine, l’un des gardes l’intercepta.
« Pas toi. Tu as rendez-vous avec le Français. »
Le Français… Ce surnom semblait déclencher chez les pensionnaires des frissons d’horreur. Mais Mana ne pouvait qu’obéir, et rejoignit des quartiers un peu plus propres, où le carrelage était remplacé par de la tapisserie. Des tableaux ornaient les murs, des hommes en blouse blanche passaient ainsi que des secrétaires, et des soldats. Ils grimpèrent des volées de marches, rejoignant un couloir éclairé par des fenêtres. D’ici, on pouvait voir l’île qui s’étirait au loin, avec la cour principale. Des véhicules militaires s’y trouvaient, ainsi que des prisonniers en tenue de prisonniers. Mana se retrouva devant une porte, où le nom de l’occupant du bureau s’affichait sur un écriteau :
« Ah, Mana ! Installe-toi, s’il-te-plaît. Je voulais te parler suite à cette vision que tu as eue. Mais, d’abord, permets que je mette un peu de musique. »
Sur le bureau du docteur, il y avait une étrange carte, représentant…La Magicienne des Ténèbres. Le docteur Verrières se rapprocha d’un gramophone, et y mit un disque vinyle. La voix enchanteresse de Joséphine Baker emplit l’air, chantant de sa voix inimitable « J’ai deux amours » :
Là-bas sous le ciel clair
Il existe une cité
Au séjour enchanté
Et sous les grands arbres noirs
Chaque soir
Vers elle s'en va tout mon espoir
« C’est une musique prohibée. Une chanson de nègre. Mais j’ai toujours considéré que ce n’était pas elle, la vraie chanteuse. Une nègre ne peut pas avoir une telle voix. Cette musique me rappelle ma femme, que j’ai laissé en France pour servir mon pays. Elle a toujours eu une affection que je ne pouvais comprendre pour toute cette… Racaille. Ces nègres, ces pauvres, sans parler de tous ces sodomites homosexuels… Notre pays est malade, Mana, et c’est pour ça que nous faisons ce que nous faisons ici. »
On pouvait voir sur son bureau des photographies du maréchal Pétain, et surtout une photographie plus large, représentant plusieurs scientifiques à l’occasion d’un colloque récent. Des scientifiques occidentaux, mais aussi asiatiques.
« La musique permet de détendre l’esprit, et de se mettre en confiance. Tu es une élève douée, Mana, mais tu as fait une curieuse crise hier. Tu étais persuadée d’être ce personnage, cette… Cette magicienne. Étonnant, n’est-ce pas ? Mais il y a plus curieux encore… Tu as imaginé une femme, une sorte de sorcière qui t’accompagnerait. Cette femme symbolise de toute évidence chez toi une créature abominable qu’il nous faut combattre. Mais, pour cela, j’ai besoin que tu me dises de qui il s’agit. Connais-tu son nom ? »