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Entre les brisures du Multivers - La Reine Noire

Posté : 05 mai 2025 07:19
par Ranni
Un monde sur le point de disparaître. Deux puissances venues d’ailleurs. Et au milieu des ruines, le début d’une rencontre.



Les étoiles, ce soir-là, semblaient pleurer.

Dans l’ombre silencieuse du Sanctuaire des Mille Voies, Ranni la Sorcière observait les remous d’un monde lointain en train de se disloquer. Le réseau d’anneaux stellaires suspendu au-dessus d’elle vibrait avec une inquiétude rare, ses arcs d’argent s’entrechoquant doucement comme pour prévenir d’un désastre imminent.

Un monde vacillait. Un de plus.

Mais celui-ci chantait d’une manière différente.

Les constellations environnantes hurlaient son nom dans une langue ancienne, non faite pour les vivants. La structure de ce monde n’était pas seulement instable : elle était fracturée par une lutte invisible, un effondrement qui n’était ni dû au temps, ni au chaos, ni même au destin. C’était un oubli progressif, une dissolution venue de l’intérieur.

Ranni plissa ses yeux bleu glacés, s’attardant sur une ligne d’éclat — un fil dimensionnel — menant tout droit à cette réalité mourante. Sa main caressa l’orbe suspendue, déclenchant des frissons de lumière le long de son bras. Elle n’avait jamais vu une telle fréquence.

Ce n’est pas un appel, murmura-t-elle. C’est un avertissement.

Elle sentit quelque chose d’autre. Une autre présence. Non pas issue de ce monde, mais qui, comme elle, y portait ses pas. Une force étrangère à cette terre agonisante. Distincte, et pourtant entremêlée au chaos ambiant. Une énergie construite, stable, modelée selon des lois magiques personnelles, étrangères au tissu de cette réalité.

Une voyageuse.

Ranni la reconnut sans la connaître. Une conscience lourde de pouvoir, d’orgueil, et de solitude.

Toi aussi… tu marches entre les mondes.

Elle ne dit rien de plus. Ce genre de croisements n’était jamais dû au hasard.

Alors, sans hâte, elle franchit le seuil.


Le passage entre les mondes n’était pas une porte, mais un effleurement. Elle s’y glissa comme une brume, comme une pensée lancée dans l’espace. Quand elle réapparut, ce fut sur les ruines d’un monde mourant.

Le sol se fendait sous ses pieds, comme s’il avait perdu toute cohérence. Des bâtiments aux architectures impossibles flottaient en morceaux dans le ciel, prisonniers d’une gravité capricieuse. Les océans avaient été vidés de leur substance, ne laissant qu’un lit stérile, fendu et poussiéreux. Et dans l’air, lourd comme du plomb, flottait une magie mourante, orpheline de sa source.

Un monde avait été abandonné.

Ou détruit.

Et pourtant, murmura-t-elle, ce n’est pas ton œuvre, n’est-ce pas… Reine inconnue.

Elle le sentait à présent. L’autre présence. Une souveraine en noir, grande de pouvoir, étrangère à ce lieu mais curieuse, peut-être même inquiète. Elle n’était pas venue en conquérante. Elle était comme Ranni : une voyageuse interdimensionnelle, portée par le murmure des mondes brisés, attirée par les cicatrices de l’univers.

Ranni marcha parmi les décombres. Ses pas ne laissaient pas de traces. Elle n’était pas là pour interférer, seulement pour comprendre.

Mais ce monde n’allait pas la laisser indifférente.

Partout, des traces de vie arrachée. Des glyphes consumés. Des fragments d’âmes flottant encore, échos d’une civilisation oubliée. Ce monde n’avait pas été vaincu : il avait été vidé. Consommé par quelque chose d’invisible, ou peut-être par sa propre magie devenue instable.

Elle s’arrêta au bord d’un cratère béant. Là, dans la profondeur, brillait un cœur palpitant de lumière noire — une faille dimensionnelle, encore active, peut-être une bouche vers le néant, ou vers autre chose.

Et elle était là.

Pas dans la faille. Non. Elle se tenait en périphérie du désastre, comme une gardienne silencieuse.

Ranni ne la voyait pas encore, mais elle la sentait. Chaque fibre de son essence vibrait en réponse. Une autre Reine, pas de ce monde, pas non plus soumise à ses lois.

Elle leva la main gauche. Une onde s’étendit en éventail, révélant les sillons de magie environnants.

Tu es là.

Sa voix n’était pas un appel, mais une reconnaissance. Elle ne cherchait ni alliance, ni conflit. Elle voulait comprendre ce que cette Reine cherchait ici.

Tu n’as pas fait ce monde, mais tu l’observes. Comme moi.

Elle laissa passer un silence. L’air se distordit légèrement.

Tu as créé ton propre univers, n’est-ce pas ? Un monde façonné à ton image, protégé de l’entropie ambiante. Mais tu viens ici, dans les ruines… Pourquoi ?

Les fragments de ciel se mirent à tomber doucement, comme de la cendre brillante.

Ranni s’avança encore d’un pas. L’énergie de la Reine Noire se fit plus dense. Pas hostile. Majestueuse. Terrifiante, peut-être.

Je suis Ranni. Marcheuse d’étoiles. Semeuse de fins.

Elle ne savait pas encore ce que cette rencontre allait devenir. Mais ce monde, en train de s’écrouler entre elles, était peut-être le miroir exact de ce qui les différenciait. Ou de ce qui allait les unir.

Re: Entre les brisures du Multivers - La Reine Noire

Posté : 05 mai 2025 08:56
par La Reine Noire
*Ce monde est mort, de toute évidence.*

Tel fut l’implacable constat que ce fit Lucinda depuis le toit d’un immeuble. Les locaux l’appelaient la « Fracture ». Un nom approprié. On évoquait aussi la Déchirure. Une fissure dans le ciel, comme si quelqu’un avait pris une pioche de la taille d’une planète pour ouvrir l’atmosphère en deux. Une déchirure jaunâtre était là. Les observatoires avaient noté que la Faille grossissait avec le temps. Son point d’origine était une énorme tour qui avait été formée. Ils l’appelaient le « Monolithe », mais c’était une tour. Lucinda connaissait ses effets. Cette tour absorbait la magie présente dans ce monde, agissant comme le ferait un Arbre-Cœur, mais, au lieu de diffuser ensuite la magie, elle l’absorbait, elle la canalisait. C’était une magie ancienne, puissante, et aussi sombre qu’ancienne… La magie eldrichtienne. Une magiez qui avait détruit ce monde, l’avait perverti, et, ce faisant, avait déchiré le tissu même de la réalité. À ce stade, il était trop tard. La Fracture allait provoquer l’effondrement de cette réalité, de toute cette dimension.

Depuis des années, cette faille avait dévasté ce monde, et la ville dans laquelle Lucinda se tenait était la dernière cité sûre. Les villes s’étaient effondrées les unes après les autres, formant des paysages aussi dérangeants qu’originaux, avec des morceaux de bâtiments qui flottaient dans le ciel, ou des morceaux entiers de montagnes qui flottaient également. Les lois habituelles de la physique se déréglaient petit à petit, et les survivants sombraient peu à peu dans la folie. Ceux qui n’étaient pas protégés au sein de la capitale perdaient peu à peu la raison, influencés par les pensées malsaines des Grands Anciens. Car, avant toute chose, cette fracture était un Portail, une Porte vers un endroit dont il ne fallait pas aller.

Quand Ranni arriva sur le toit où se trouvait la Reine Noire, celle-ci tourna la tête vers elle. Lucinda sentit immédiatement qu’elle n’était pas d’ici, et qu’elle n’était pas hostile. Avait-elle déjà perçu la présence de cette femme dans ses songes ? Quand la Reine Noire dormait, elle rêvait de futurs possibles… Et évaluait ensuite les probabilités. Cette mage à la peau bleue, elle l’avait déjà vu.

« Tu m’as l’air perspicace, toi. »

La Reine Noire se retourna vers elle.

« Ranni, donc… Je t’ai vu dans mes rêves, dans des futurs hypothétiques. J’ignorais quand nous nous rencontrions précisément. Mais tu te méprends. Je ne me contente pas d’observer. »

De la main, la Reine Noire désigna une place en contrebas. Les gens priaient devant des religieux. Le pouvoir politique s’était effondré suite à d’importantes révoltes, et un pouvoir religieux avait pris la place.

« La foi… C’est toujours par la foi que cela commence, et par la foi que cela termine. Je suis venue ici pour offrir à ces gens un refuge… La possibilité de rejoindre mon monde… Mon sanctuaire. »

Une chance de survie, un nouvel espoir. C’était une offre qu’ils ne pouvaient pas refuser, mais certains, parfois, le faisaient. Dans ses rêves, Lucinda avait vu plusieurs futurs possibles… Une variante où les deux mages s’affrontaient, une autre où elles se rapprochaient intimement, et d’autres où elles mouraient toutes les deux sur un monde désespéré comme celui-ci. Le futur était toujours instable.

« Et toi, belle Ranni ? Viens-tu ici te réjouir de la destruction de ce monde ? Quelles sont tes motivations ? »

Re: Entre les brisures du Multivers - La Reine Noire

Posté : 05 mai 2025 12:25
par Ranni
Le vent de ce monde était étrange.

Il ne portait ni chaleur ni fraîcheur, seulement cette impression d’errance, comme si l’air lui-même avait oublié vers où il devait aller. Ranni, debout à quelques pas de l’autre Reine, contempla le ciel déchiré. Elle ne répondit pas immédiatement. Le silence, chez elle, n’était jamais vide : il était contemplation, pensée, parfois jugement.

La Fracture trônait au-dessus d’elles, balafre dévorante aux bords instables, pareille à une gueule affamée creusée dans la voûte céleste. Et plus bas, la ville, ce dernier bastion d’un monde en ruine, s’accrochait comme un mirage à la surface d’un rêve qui s’efface.

Le regard de Ranni glissa lentement vers les prières qui montaient depuis la place. Elle observa longuement ces fidèles, ces âmes fragiles tournées vers un espoir nouveau — ou une servitude différente.

— Je ne me réjouis jamais de la destruction, souffla-t-elle enfin, sa voix douce comme un murmure d’étoile. Mais je ne m’en afflige pas non plus.

Elle baissa lentement les paupières, comme si elle voyait à travers le voile du temps.

— Ce monde, je ne le connais pas. Mais j’ai foulé tant de terres semblables… Empires devenus cendres, royaumes fendus par l’orgueil de leurs maîtres. L’histoire s’écrit toujours avec le sang et la peur. Jusqu’à ce qu’elle ne s’écrive plus.

Elle tourna alors la tête vers la Reine Noire, son regard limpide mais insondable.

— Tu offres un sanctuaire… mais en échange de quoi ?

Ce n’était pas une accusation. Pas encore. Plutôt une interrogation légitime, nue, franche.

— Les refuges ont souvent un prix. Celui de la liberté. Celui de la mémoire. Celui de l’âme.

Son ton n’avait rien d’hostile. Elle parlait comme on récite une vérité ancienne. Son regard retourna à la Faille.

— Ce que tu dis sur la foi… cela est juste. Elle bâtit des cathédrales. Elle renverse des rois. Elle consume. Elle purifie. Mais elle exige l’abandon de soi, une reddition intérieure. C’est une arme douce, mais une arme tout de même.

Elle marqua une pause, puis ajouta :

— J’ai vu des peuples se plier à des dieux invisibles plutôt que d’affronter le vide. J’ai vu des étoiles s’éteindre dans le silence, sans prière, sans témoin.

Elle s’avança d’un pas vers le bord du toit. Ses voiles bleutés ondulaient comme dans une mer invisible, caressés par l’énergie délétère qui émanait du ciel fissuré.

— Tu as rêvé de moi, dis-tu. Et moi, je t’ai sentie.

Elle se retourna vers la Reine Noire.

— Tu brûles d’une lumière noire. D’un pouvoir façonné, non reçu. Tu ne sers rien… et cela, je le respecte. Mais ton monde — ce sanctuaire que tu proposes — est une création personnelle. Un univers de poche, disaient les Anciens. Et qui façonne un monde façonne aussi la pensée de ceux qui y vivent.

Son regard était maintenant acéré, froid et lucide.

— J’ai moi-même rejeté un ordre établi pour offrir le libre arbitre à ceux qui n’avaient jamais connu que les chaînes du destin. Alors je te demande, sans fard : ton offre est-elle un choix… ou un pacte ?

Elle savait que la Reine Noire ne répondrait pas par un simple oui ou non. Ce genre d’êtres — de femmes — ne se laissaient pas enfermer dans les cases étroites du langage.

Ranni détourna de nouveau les yeux vers la ville. Les prières redoublaient. Certaines voix criaient. D’autres pleuraient. Ce monde était au bord du gouffre, et les âmes, trop effrayées pour choisir l’abîme, tendaient les mains vers celle qui leur offrait une arche.

— Moi, je ne suis pas ici pour sauver. Ni pour conquérir.

Ses mots furent portés par le vent.

— Je suis venue écouter le dernier chant de ce monde. Sentir le frisson de la fin. Et peut-être, dans ce silence, y trouver quelque chose d’oublié.

Elle se tourna une dernière fois vers Lucinda. Son ton se fit plus doux.

— Si tu veux les emmener… alors fais-le. Mais sois certaine de ne pas emmener avec eux les chaînes qui les ont forgés. Tu ne peux offrir l’asile sans briser aussi les fers invisibles.

Un sourire discret effleura ses lèvres.

— Peut-être que l’une de tes visions avait raison. Peut-être devrions-nous nous battre. Ou nous aimer. Ou tomber ensemble dans l’oubli.

Elle fit un geste vague de la main, et des poussières d’étoile s’élevèrent autour d’elle.

— Mais pas encore.

La Sorcière Étoilée s’assit alors sur un pan de toiture écroulé, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres, ses jambes repliées sous elle. Son regard, tourné vers la Faille, ne portait ni crainte ni désir.
Et dans l’air saturé de fin du monde, les deux Reines, l’une d’ombre, l’autre d’astres, partageaient un moment suspendu, où le Multivers lui-même semblait retenir son souffle.