The Multiversity

[Arthur Duroy]

Vanderport faisait partie de ces magnifiques villes de la Côte Dorée d’Auris. Une ville balnéaire connue pour son activité touristique, et son air relativement pur. Ici, il n’y avait aucune usine ou manufacture exploitant la magitech, mais, au-delà des ports de pêche, on trouvait des gisements sous-marins. Des carrières et des mines où l’on extrayait la mana, de la magie cristallisée ou fossilisée, qui rejoignait ensuite les manufactures pour pouvoir être mélangé aux technologies auriennes… Ce qu’on appelait la magitech. Arthur Duroy disposait d’une mine de ce type à Vanderport. C’est ici qu’Arthur avait perfectionné ses techniques de parfumerie, qu’il avait rencontré Priscilla Arnulfi. Une riche aristocrate de Vanderport, qui avait appris à Arthur à lire, à écrire, à compter, et à maîtriser l’art de la parfumerie. Elle était tombée amoureuse de lui, mais son adultère avait été découvert par son mari. Lord Arnulfi avait renié son épouse, et, pour se venger d’Arthur, l’avait envoyé sur la Ligne de Partage, au front. Depuis lors, Arthur était revenu, il avait construit un empire, il était devenu un homme influent, mais il savait que Madame Arnulfi lui en voulait. Elle avait perdu sa fortune grâce à lui, et il soupçonnait qu’elle l’aimait sans doute toujours un peu.

Ce n’était néanmoins pas pour elle qu’Arthur était venu ici. Ses mines de Vanderport étaient centrales. Il avait besoin des minerais qui y étaient extraits. Alors, quand il avait appris qu’une organisation terroriste avait attaqué l’un des entrepôts des mines. Les choses étaient somme toute plutôt simples : depuis les profondeurs aquatiques, on extrayait des minerais magiques. La technique d’extraction nécessitait de recourir à des bathyscaphes qu’on projetait dans l’eau, pour rejoindre le site sous-marin. Les minerais étaient ensuite stockés dans des entrepôts sécurisés au port de Vanderport, puis emmenés ensuite par camions ou par trains jusqu’aux manufactures de Duroy. On avait récemment tenté d’attaquer son entrepôt alors qu’une cargaison était prête à partir. Préoccupé, Arthur y voyait déjà la main de Lord Arnulfi, et avait décidé de s’y rendre.

Signe de richesse, Arthur disposait de sa propre voiture de luxe. Tandis que son chauffeur roulait, Arthur souhaitait s’entretenir avec celle qui avait sauvé sa cargaison, pour la remercier. Il y voyait aussi l’occasion de faire un petit coup de promotion. Arthur ambitionnait une carrière politique. Pour rejoindre la Junte, ce qui était son objectif suprême, il avait besoin de soutiens, d’appuis, mais aussi d’une bonne popularité. Arthur avait récemment récupéré un journal aurien, L’Aurore d’Auris, et la jeune femme qui avait sauvé sa cargaison était très populaire : la capitaine Laura Gilfore. Elle avait résolu une affaire qui avait le tour des médias, les « Voleurs de Carpettes ». Arthur estimait aussi qu’elle serait sûrement fiable pour rapidement appréhender ces terroristes.

Il se rendait donc vers le poste de police où se trouvait la capitaine Gilfore, dans le but de prendre sa déposition.

*Elle a quand même une sacrée poitrine, celle-là, je comprends qu’elle soit si populaire…*

Arthur était aussi curieux de savoir comment elle avait fait pour débarquer à l’improviste dans son entrepôt en pleine nuit…

[Laura Gilfore]

Confortablement installée dans son bureau, les pieds sur la table, Laura lisait tranquillement le journal, L'Aurore d'Auris, qui portait en gros titres "Terroristes mis en fuite - La Garde veille !". En dessous, s'étalait la photo de la capitaine, entourée de quelques uns de ses hommes suivi du récit qui a vu quelques uns des membres de la Garde de Vanderport aux prises avec un groupe terroriste qui avait essayé de s'emparer d'une précieuse cargaison de mana dans l'un des entrepôts appartenant à Arthur Duroy.

C'était grâce à un indic' qui délivrait régulièrement des informations à l'un de ses subordonnés que la belle capitaine avait eu vent de l'opération et qu'elle avait pu intervenir à temps pour empêcher le vol. Bien entendu, les terroristes ne s'étaient pas gentiment livrés : bien armés, ils avaient opposé une vive résistance aux forces de l'ordre qui, fort heureusement, étaient parées pour ce genre de situation. A la tête de ses hommes, Laura avait réussi à "mettre hors d'état de nuire" (un euphémisme pour dire qu'ils étaient morts) une bonne dizaine d'entre eux ; les autres, voyant que la situation ne tournaient pas à leur avantage, s'étaient soit rendus, soit avaient pris la fuite, dont leur chef.

Laura avait pourchassé ce dernier, seule, à travers l'entrepôt mais il s'était littéralement volatilisé. Elle soupçonnait qu'il avait dû bénéficier d'une assistance magique car elle était sûre d'avoir senti la même "teinte" mystique qu'elle avait perçu au cours de sa visite dans le Grand Vide et de sa rencontre avec l'Outsider, quelques années plus tôt. Bref, lui aussi avait reçu le même don de la part de cet être mystérieux.

- Ce n'est que partie remise !... murmura-t-elle, pointant son pistolet vers une cible imaginaire, devant elle.

Des coups frappés à la porte de son bureau la sortirent de ses pensées et, après avoir dit "Entrez !", la tête du sergent Ravel, un jeune rouquin aux grands yeux clairs, apparut dans l'embrasure.

- Pardonnez-moi de vous déranger capitaine mais Monsieur Arthur Duroy vient d'entrer et désire s'entretenir avec vous.
- Qui ?
- Arthur Duroy, le propriétaire de l'entrepôt où...
- Oh punaise ! Oui bien sûr ! Euh... J'arrive dans cinq minutes !

Elle s'était levé précipitamment en prononçant cette dernière phrase et le jeune sergent vit que la belle capitaine avait déboutonné le haut de sa vareuse, afin d'être plus à l'aise, exhibant la moitié de ses globes de chair ronds et fermes. Nul doute que cette vision allait enflammer l'imagination du jeune homme toute la nuit durant...

Laura remit de l'ordre dans sa tenue, refermant complètement sa vareuse et remettant son arme dans son étui, réarrangea sa chevelure, rangea le journal dans un tiroir, se regarda brièvement dans le miroir avant de sortir de son bureau pour accueillir son prestigieux visiteur :

- Monsieur Arthur Duroy ! C'est un plaisir de vous rencontrer ! sourit-elle, lui tendant sa main droite afin qu'il puisse y déposer ses lèvres. Que nous vaut l'honneur de votre présence en ces lieux ?

En prenant du galon, elle avait non seulement appris à commander une unité mais également à développer son "sens des relations publiques", notamment envers les personnalités influentes et Arthur Duroy en était une.

Bel homme ! pensa-t-elle, le dévisageant avec intérêt, attendant sa réponse.

[Arthur Duroy]

Il régnait vraiment une atmosphère paisible à Vanderport, bien loin des villes polluées où Arthur avait l’habitude d’aller. Si le Sans-Odeur ne stimulait jamais les chiens, les odeurs fortes titillaient toujours ses narines. Ici, il ressentait les embruns de la mer, les agréables effluves de la nature… Et, tandis qu’il attendait au poste de police, quand le cadet vint le revoir, Arthur nota qu’il avait les joues rouges, ce qu’il n’attribua pas qu’à la chaleur. À Auris, la police était naturellement une institution militaire, une armée civile avec ses chaînes de commandement. La capitaine Gilfore était nécessairement à un rôle sous-qualifié pour elle. Elle était une femme, et, à Auris, les femmes étaient mal vues, surtout les femmes fortes. Arthur était donc impatient de la rencontrer. Malgré la beauté apparente de cette ville, il savait que Vanderport était dangereuse, et il savait aussi qu’il n’était pas ici en terrain conquis.

Le cadet le guida donc jusqu’au capitale Gilfore… Et Arthur ne put que brièvement écarquiller les yeux en la voyant. Belle, magnifique ! Il estima instantanément qu’elle était la plus belle femme qu’il eut jamais rencontré, et ne sortit de sa torpeur que quand la porte claqua derrière lui.

« Hum… »

Arthur se pencha élégamment vers la femme, et embrassa doucement sa main, glissant ses lèvres sur sa peau douce, une peau de porcelaine. Il retira ensuite son haut-de-forme et son manteau.

« Bonjour, Capitaine Gilfore, je vous remercie de me recevoir. »

Il s’assit donc, et croisa les jambes, une manière de dissimuler le commencement d’érection qui pourrait pointer s’il s’efforçait de ne pas regarder autre chose que ses yeux. Outre sa magnifique poitrine, elle avait aussi un sourire étincelant, un sourire à toute épreuve qui donnait naturellement envie de s’y plonger.

« Je… Je suis venu pour déposer ma déposition et mon dépôt de plainte contre les renégats qui ont attaqué mon entrepôt. Mais je souhaitais également vous voir pour vous remercier. »

Du regard, il nota sur le bureau de la femme un exemplaire de L’Aurore d’Auris.

« Je… Je sais que vous êtes tenue au secret de l’instruction, Capitaine, mais je souhaite vous aider dans la résolution de votre enquête. Enfin, non pas que vous puissiez avoir besoin d’aide, mais je me pose des questions. Mon entrepôt dispose de barrières anti-magiques, vous savez. Pourtant, leur chef a réussi à s’enfuir. Est-ce qu’il y avait un dysfonctionnement dans les barrières ? Ou est-ce que ces gens utilisaient une forme de magie plus poussée ? Je me renseigne, vous savez, et certains parlent d’une espèce de secte, d’une conspiration terroriste qui utiliserait une magie ancienne… »

Comment un industriel pouvait savoir de telles choses ? Arhtur abattait ses cartes, et parler du fond du dossier l’évitait de trop penser à cet uniforme qu’il avait envie de déchirer pour palper les seins de la femme. Arthur portait naturellement avec lui une fiole de son terrible parfum, mais, dans un poste de police, ce ne serait pas raisonnable… Vraiment pas !

[Laura Gilfore]

Une fois qu'il eut enlevé son manteau et son chapeau et s'installa confortablement dans un des deux sièges réservés aux visiteurs qu'Arthur Duroy commença à exposer les motifs de sa visite : faire un dépôt de plainte et remercier en personne la capitaine. Cette dernière lui sourit :

- C'est tout naturel vous savez : il est de mon devoir de veiller à la protection des citoyens ainsi qu'à leurs biens et possessions.

Bien entendu, elle n'était pas dupe : la Garde avait plus à cœur le bien être des nantis et des puissants et se préoccupait moins des personnes de plus modeste condition. Elle-même avait grandi dans une telle famille et avait vite constaté le "deux poids deux mesures" des forces de l'ordre quant à leur manière de traiter les affaires selon la classe sociale des victimes. C'était la raison principale pour laquelle elle s'était enrôlée dans les forces de l'ordre, afin d'essayer, à sa manière, de changer les mentalités. Mais c'était, elle s'en était vite rendu compte, un travail de Titan...

Arthur, sur un ton plus confidentiel, lui parla des mesures de protection anti-magiques de son entrepôt et s'était quelque peu étonné que les terroristes aient aisément pu les déjouer, notamment leur chef qui a réussi à s'enfuir.

- Oulah ! Vous m'en demandez beaucoup monsieur ! Je sais que votre entrepôt bénéficiait d'un système de sécurité performant mais quant à savoir comment ces malfrats ont pu le désamorcer, ou je ne sais quoi, c'est un mystère. Je m'y connais autant en magie que le patron du pub où je vais régulièrement doit s'y connaître en mécanique, autant dire pas du tout !...

Bien sûr, elle savait de quoi il en retournait réellement mais elle se voyait mal dire à son interlocuteur : "oui oui, je sais ce qu'est cette magie puisque moi même j'en bénéficie, l'ayant reçu d'un type appelé l'Outsider, il y a quelques années de cela !"

- Pour ce qui est de votre dépôt de plainte, je peux très bien m'en charger si vous le désirez. Mais avant cela, désirez-vous boire quelque chose ? demanda-t-elle, désignant de l'index son réfrigérateur.

Ces derniers étaient assez onéreux et seuls les membres de la classe supérieure en possédaient. Celui de Laura était un petit modèle, de la marque Cocytus : un cube de cuivre et de bois précieux qui produisait un léger ronronnement. Elle ouvrit la porte et en sortit deux bouteilles : une de whisky et une autre d'eau plate.

- Je ne bois pas pendant le service ou alors très rarement, raison pour laquelle je me contenterai d'eau, expliqua-t-elle avec un petit sourire.

Après avoir servi Arthur, elle prit une feuille de papier qu'elle inséra dans sa machine à écrire.

- Alors, commençons.. Nom, prénom, profession ?

[Arthur Duroy]

La capitaine lui indiqua qu’elle n’avait aucune idée des raisons pour lesquelles les barrières magiques de l’entrepôt avaient échoué. Arthur était un peu sceptique, même s’il n’aurait su justifier son scepticisme. Quelque chose lui disait simplement que cette femme était plus talentueuse que ce qu’elle aimait faire croire. Elle lui proposa un rafraîchissement, ce qui le surprit aussi. Il ne pensait pas que les policiers donnaient comme ça des boissons aux gens qui venaient déposer plainte. Fallait-il en déduire qu’il lui plaisait ? D’un autre côté, tous les hommes aimaient se dire qu’ils plaisaient aux femmes, surtout quand elles étaient aussi belles que celle-là.

« On conservera le whisky pour l’arrestation de ces malfrats, Capitaine Gilfore. Je prendrais de l’eau. »

Elle avait une machine à écrire, et interrogea donc Arthur.

« Duroy, Arthur. Homme d’affaires. Je détiens une parfumerie qui a fait florès, et j’ai investi l’argent dans différentes compagnies. Je détiens une manufacture complète, avec une usine à Gilnéas, et des mines à Vanderport. Et, plus récemment encore, j’ai fait l’acquisition du journal L’Aurore d’Auris. »

Soit le journal que la femme était en train de lire. Arthur poursuivit ensuite :

« J’ai reçu un coup de téléphone d’un de mes employés à Vanderport qui m’a indiqué qu’une tentative de vol avait eu lieu dans mes entrepôts. Nous y stockons de la mana à l’état brut, sous forme cristallisée, qu’on trouve dans la roche. Les gisements sous-marins de Vanderport abondent de cette ressource qui nous est indispensable. Nos manufactures raffinent et utilisent cette ressource pour concevoir la magitech, et, comme vous le savez, c’est cette magitech qui nous permet de pouvoir tenir face aux Uatéennes. C’est la raison pour laquelle je prends cette attaque très au sérieux, car le gouvernement va regarder de très près cette histoire, et, s’il y a des failles de sécurité, je risque de devoir m’acquitter de lourdes amendes. »

Arthur risquait aussi de perdre de l’influence, ce qui contreviendrait à sa carrière. Mais ça, il ne souhaitait pas que cela apparaisse dans sa déposition.

« C’est aussi la raison pour laquelle je souhaite vous apporter mon assistance, Capitaine Gilfore, et aussi pour laquelle je souhaite que vous vous chargiez de cette enquête. Votre réputation vous précède, vous venez de Gilnéas, j’ai entendu parler de vos exploits avec les Voleurs de Carpette. Vous êtes la plus indiquée pour mener cette enquête, mais vous aurez aussi besoin de moi, ne serait-ce que pour accéder à l’entrepôt et à mes installations… »

[Laura Gilfore]

Arthur se contenta lui aussi d'eau, gardant le whisky quand le reste des malfrats et leur chef seront mis sous les verrous.

- Excellente idée ! approuva-t-elle, et on y ajoutera quelques cigares en prime !

Puis le dépôt de plainte put commencer, le seul bruit résonnant dans le bureau fut celui de la machine à écrire. Elle s'arrêta à un moment donné, quand il évoqua sa parfumerie.

- Ah mais oui, cela me revient ! J'ai acheté un de vos parfums dans une boutique, ici à Vanderport, il y a environ deux ans : "Ordalie", à la fois boisé et épicé et depuis je n'en mets plus aucun autre ! sourit-elle. Elle émit un sifflement admiratif quand il détailla ses différentes activités. Hum, "homme d'affaires" conviendra très bien pour le procès-verbal.

Arthur enchaina sur son activité liée à l'extraction de la mana. Là, Laura interrompit de nouveau sa "tapuscription" pour écouter attentivement ce qu'impliquait son activité, vitale pour l'Empire d'Auris, et les implications de ce qui pourraient se produire si jamais les malfrats avaient réussi à s'emparer de cette cargaison. Sa réputation était donc en jeu, surtout si le gouvernement commençait à s'inquiéter de la soi-disant fiabilité de son système de barrières anti-magiques.

Il finit enfin par lui proposer une sorte d'alliance mutuelle où elle se chargerait exclusivement de l'enquête tandis qu'il lui porterait assistance, en lui donnant ainsi accès à ses locaux.

- Hum... fit-elle après un long silence. Il me faudrait l'aval de mon supérieur, le Surintendant Byrnes, mais je ne sais pas s'il sera disposé à me le donner pour cette enquête. A moins que vous ne désiriez que je travaille de manière non-officielle...

[Arthur Duroy]

Ordalie… Arthur hocha la tête. Il fronça les sourcils en regardant le cou de la capitaine, un regard qui aurait pu être mal interprété. Il la renifla de loin, et perçut effectivement les effluves de son parfum.

« Oh… En effet. Oui, oui, je la sens sur vous. C’est l’un de mes meilleurs parfums, celui qui a assuré le lancement de ma parfumerie. C’est amusant qu’il vous plaise, je l’ai conçu à partir des fragrances de Venderport, que je ressentais le long de la plage. Ce soupçon de nature, de liberté… »

La fortune d’Arthur avait commencé avec ses parfums. Dans ce domaine, il avait toujours eu un talent inné, qu’il avait perfectionné à l’aide de ses mentors. Bien sûr, il y avait les parfums qu’il utilisait uniquement pour lui, pour séduire toute personne, mais aussi ceux qu’il utilisait pour les vendre. Ces parfums étaient tout ce qu’il y avait d’ordinaire, si ce n’est qu’ils sentaient très bons. Il hésita à dire à la Capitaine qu’il avait conçu ce parfum en faisant l’amour avec des prostituées. Même les parfums destinés à la vente avaient en eux cette fragrance liée au sexe. Capturer une odeur, la reproduire, la mettre en flacon… Ce n’était pas de la magie, même si cela en ressemblait. Une odeur n’était finalement rien de plus qu’un ensemble de molécules, de particules qui flottaient dans l’air.

« Vous savez que l’odorat est notre sens le plus sensible ? Je veux dire, au sens littéral. Si on devait vous demander quel sens vous séparer, je suis sûr que vous penserez à l’odorat. Pour autant, nos récepteurs olfactifs sont phénoménaux. Le gouvernement travaille là-dessus. On estime que l’être humain peut percevoir jusqu’à 1 000 milliards d’odeurs différentes. Si je devais vous retrouver au milieu d’une foule, je fermerai les yeux, et je vous suivrai à votre odeur. Nous, les humains, nous comptons trop sur nos yeux et sur nos oreilles. Les animaux qui ont une vue mauvaise se repèrent à l’odeur, et sont beaucoup plus efficaces que nous. Vous avez dû entendre parler de ces histoires incroyables sur des chiens ou des chats qui traversent des milliers de kilomètres pour revenir chez eux ? Tout cela, ils le font grâce à leurs récepteurs olfactifs, en suivant des odeurs. »

La Capitaine pouvait constater que ce sujet fascinait Arthur. Quoi de plus normal ? Lui ne dégageait aucune odeur, mais disposait d’un odorat très développé, qu’il avait appris à affiner. Il sourit alors doucement.

« Pardonnez-moi, je ne voulais pas être inconvenant. Pour vous répondre, je ne souhaite pas vous mettre en danger, ni vous emmener sur des pistes qui vous mettraient en difficulté avec votre hiérarchie. Je ne vous demande pas non plus d’arrêter toutes vos enquêtes, juste… De vous en charger personnellement. Si votre intendant vous pose des soucis, je me chargerai de le convaincre. Il n’y va pas que de mon intérêt, il en va aussi de l’intérêt de la nation. »

Maintenant qu’il avait pu renifler l’odeur de son parfum, Arthur continuait à la renifler. Il fronça alors les sourcils.

« Je… C’est curieux… Vous sentez… Ne le prenez pas mal, Capitaine, mais votre odeur corporelle est incroyable. On sent que vous avez une hygiène irréprochable. Ne soyez pas surprise, mais, quand une personne fume ou boit, je peux sentir le tabac sur elle, ou l’alcool, voire les aliments qu’elle a pu manger. Je peux aussi sentir quand son odeur s’altère parce qu’elle saigne ou qu’elle est en transpiration trop importante. Et vous, votre odeur est… Elle est d’une pureté exceptionnelle. Vous êtes un véritable diamant… Ou presque. »

Il resta silencieux pendant quelques instants, fixant la main de la jeune femme.

« Votre main… Il y a… Il y a une odeur différente. Plus… Comme un résidu de… On dirait un mélange de charbon et de mana. Je… Je n’avais encore jamais ressenti une telle odeur… »

Il avait perçu le symbole magique de Laura… La Marque de l’Outsider !

[Laura Gilfore]

L'entrevue prit un tour étrange quand Arthur lui dit qu'il sentait "Ordalie", un de ses premiers parfums, sur elle. Laura, quelque peu interloquée, renifla son poignet et perçut difficilement l'odeur : à vrai dire, elle n'en avait mis que quelques gouttes et encore c'était la veille ! Bah, à force de renifler des parfums, il doit être capable de mieux les percevoir... pensa-t-elle.

Il enchaina ensuite sur le sens de l'odorat en général, notamment qu'Arthur serait capable de la repérer dans une foule grâce à son odeur corporelle et de la pister sans trop de problèmes, comme le font certains animaux, tels les félins et les canidés.

- Vous n'êtes quand même pas en train de me dire que vous avez le flair d'un chien de chasse ?! Je sais bien qu'en tant que parfumeur vous avez l'habitude de mieux percevoir les odeurs aux alentours mais de là à pister quelqu'un, sur de longues distances, comme un loup, je trouve ça un peu...

Elle s'interrompit parce qu'elle-même après tout était spéciale, à sa manière : elle était capable de se projeter sur plusieurs mètres grâce à une sorte de grappin fuligineux, voir à les êtres vivants et les objets à travers les murs et sauter sur de plus longues distances qu'une personne ordinaire. Par conséquent, elle était mal placée pour douter des capacités extraordinaires que pouvaient posséder certaines personnes.

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser ! rougit-elle, également consciente que son interlocuteur n'était pas n'importe qui. D'ailleurs, il apaisa ses inquiétudes quant aux éventuelles difficultés que pourrait lui poser sa hiérarchie : Arthur pouvait intercéder en sa faveur auprès de lui pour qu'elle puisse avoir les coudées franches pour son enquête. Après tout, c'était une affaire d’État...

Il revint à la charge avec son histoire d'odeur et la complimenta sur la sienne propre qui était, selon ses termes, "d'une pureté exceptionnelle". Alors là, on m'en a déjà fait des compliments, notamment sur mes cheveux, mes yeux voire carrément sur ma poitrine ou mes fesses, mais sur mon odeur, jamais ! pensa-t-elle, jetant un regard mi-interloqué mi-amusé à Arthur tout en reniflant son poignet. Ce qui suivit fut encore plus choquant : l'homme d'affaires affirma que sa main, celle sur laquelle où se trouvait la Marque de l'Outsider, et cachée par une mitaine, avait une odeur de mana et de charbon !

- Euh... Je me suis brûlée à cet endroit, il y a quelques années. C'est peut être ça que vous avez perçu... Quant au mana, c'est certainement celui dégagé par mon arme à feu... mentit-elle, essayant d'être le plus convaincante possible. Même s'ils œuvraient chacun pour la "bonne cause", à leur manière tout au moins, elle n'avait nulle envie de révéler son secret à Arthur.

- Hum... Si nous finissions ce procès-verbal... proposa-t-elle avec un petit sourire.

[Arthur Duroy]

Leur conversation prenait une tournure assez inattendue. Il put sentir qu’il avait mis mal à l’aise la capitaine, qui se mit à bafouiller. Il ne répondit pas immédiatement quand elle prétexta une brûlure et le fait qu’il ait probablement senti l’odeur de son arme à feu.

« Non, même un pistolet à la magitech fonctionne avec de la poudre à canon… Et la poudre à canon dégage des molécules olfactives bien spécifiques. »

Arthur croisa encore le regard de la jeune femme.

« Vous savez que, si vous avez des pouvoirs magiques, ils doivent être déclarés, n’est-ce pas ? »

Cette fois, Arthur sentit que la conversation devenait plus dangereuse. La guerre entre Auris et Uatis remontait à l’époque du Prince Oberyn, le Prince de Cristal, qui avait lancé une croisade insensée contre les sorcières et la magie, allant jusqu’à détruire l’Arbre-Monde. Depuis lors, les possesseurs de magie devaient signaler leurs pouvoirs, a fortiori quand, comme Laura, ils officiaient au sein de l’armée. Arthur rajouta alors :

« Je suis disposée à vous faire confiance, Capitaine, mais cela doit être réciproque. Alors, le mieux, c’est de s’avouer tous nos petits secrets, vous ne croyez pas ? »

Il lui offrait une échappatoire. Arthur aurait pu essayer de mettre la pression sur elle, mais il sentait que ce serait contreproductif. Il avait trop d’ennemis à Vanderport pour s’en faire bêtement une nouvelle.

« Mon odorat n’est pas naturel, non… Ne me demandez pas pourquoi, je l’ignore, mais je suis né ainsi. J’ignore si cela est héréditaire, je suis né orphelin. J’ai survécu à tout quand j’étais à l’orphelinat. Croyez-moi, vivre dans les bas-fonds de Gilneas n’était pas facile. Il y avait des épidémies, la famine, la maladie… Tout ce que vous pouvez imaginer. Mais moi, je savais instinctivement qui était malade, et qui ne l’était pas. Je reniflais les germes, vous comprenez ? J’ai vécu dans un endroit puant, j’ai appris dès mon enfance à travailler mon odorat. Je ne sais pas si j’ai l’odorat d’un chien de chasse, mais j’ai assurément un don surnaturel… Un don qui m’a permis de faire des parfums uniques au monde, un don qui n’est pas déclaré, et qui, s’il venait à être connu, me conduirait à faire face à d’importantes difficultés. »

Donnant-donnant. L’homme d’affaires s’exprimait toujours quand il le fallait. Il conserva encore pour lui ses parfums aphrodisiaques, il en avait déjà dit beaucoup, après tout !

« Je conçois que vous ne souhaitiez pas vous dévoiler, Capitaine Gilfore, et je respecte votre prudence. Mais ces gens qui ont attaqué notre entrepôt… Je pense qu’au fond de vous, vous savez qu’ils sont dangereux. Et, aussi paisible que soit cette ville, j’y ai de puissants ennemis. Je vous demande de bien vouloir me pardonner ma familiarité, je ne souhaite pas vous mettre mal à l’aise. Mais, rien qu’à voir votre sourire, on sent en vous une femme sincère. C’est pour ça que je me suis confié, j’ai confiance en vous. »

[Laura Gilfore]

Là on pouvait dire que Laura était sur le grill : Arthur venait en un tournemain de deviner qu'elle avait des pouvoirs magiques ! Bien entendu, elle n'ignorait pas qu'en Auris ces derniers devaient être déclarés au représentants du gouvernement, à plus forte raison quand on appartenait aux forces militaires et de police.
Ce que n'avait pas fait Laura peu après qu'elle eut reçut ses pouvoirs de l'Outsider, dissimulant sa Marque avec une mitaine, prétextant qu'elle s'était vilainement brûlée à la main. Le plus étrange dans l'histoire est qu'à l'époque ses supérieurs, ses collègues, ses parents, et les différentes personnes qu'elle rencontrait dans la cadre de son travail, ou en dehors, avaient tous gobé ce bobard sans sourciller, sans poser de questions. Cela l'avait toujours un peu étonnée ; soit l'influence de l'Outsider y était pour quelque chose, soit c'était la propension de l'esprit humain à accepter les plus gros mensonges sans rien trouver à y redire.
Après, il était vrai que ses interlocuteurs, masculins pour la plupart, avaient tendance à plus fixer sa poitrine qu'à regarder sa main...

Laura passa donc de pénibles secondes à se demander ce qu'elle allait bien pouvoir faire pour se sortir de cette situation. Fort heureusement, Arthur ne désirait nullement la faire chanter ou la dénoncer aux autorités : il lui expliqua que son odorat sur-développé, même s'il n'était pas nécessairement d'origine surnaturelle, le mettrait dans l'embarras si jamais il était dévoilé aux mauvaises personnes. Elle apprit également que lui aussi était originaire de Gilnéas, ayant grandi dans les bas-fonds, il avait eu son lot d'épreuves et de misère, avant de se hisser vers les hautes-sphères.

- Eh bien, moi qui me plaignait de mon enfance... fit-elle à voix haute, plus pour elle-même que pour son interlocuteur. J'ai aussi grandi à Gilnéas mais dans une famille modeste, mais pas pauvre, notez bien. Mon père était sergent dans la Garde Urbaine et ma mère couturière. C'était pas le grand luxe mais je n'ai jamais manqué de rien étant enfant, moi et mon frère cadet...

Elle revint au présent et à des choses plus concrètes : hum, bon d'accord. Je veux bien mener cette enquête en personne si vous arrivez à persuader le Surintendant Byrnes, ce qui devrait être chose aisée si l'on invoque la sûreté de l’État. Il faudra que j'examine à nouveau l'entrepôt : il est possible qu'un indice m'ait échappé.

[Arthur Duroy]

Arthur avait pris un risque, sans doute bien plus important que ce que Laura pouvait penser. Il était un parvenu, issu des bas-fonds de Gilnéas. Qu’un misérable cancrelat comme lui soit parvenu à se hisser au sommet des pouvoirs auriens ne pouvait que rendre les gens énervés. Oui, si on apprenait ses pouvoirs, ce serait l’excuse parfaite pour le traduire en justice, obtenir sa déchéance, et sa condamnation. La Junte ne le sauverait pas. Elle était remplie de vieux maréchaux décatis ou bedonnants qui s’accrochaient à leur pouvoir comme une huître à son rocher. Laura se détendit donc, et accepta de travailler avec lui.

« Je fais mon affaire du Surintendant Byrnes, Laura, ne vous en faites pas pour ça. Vous aurez librement accès à mon entrepôt. Cependant, je souhaite vous être utile. Auriez-vous un suspect dans vos locaux ? Quelqu’un que vous souhaiteriez interroger et qui refuse de parler ? »

Oui, il allait encore plus loin. Arthur sortit de sa poche intérieure un flacon, et laissa à Laura l’occasion de lire son nom : « Jouvenceau ».

« Ce parfum très spécial est conçu à partir de fragrance de sperme. Si vous le portez, tous les hommes voudront vous être agréable. Si on ajoute à votre beauté surnaturelle, vous pourrez faire parler n’importe qui. Je sens votre scepticisme, alors c’est pour ça que je vous propose une démonstration. Nous pouvons sinon l’essayer sur vos subordonnés. Cet officier qui m’a accueilli en pince pour vous. Si vous lui demandez n’importe quoi en portant ce parfum, il le fera. Vous savez, on éduque tous nos sens, sauf notre odorat. Je ne vais pas vous faire un cours d’anatomie, mais vous devez savoir que, de tous nos organes, seul le nez est en contact direct avec le cerveau. »

Arthur reprit en posant son doigt sur son propre nez :

« Votre cavité nasale abrite ce qu’on appelle une muqueuse olfactive. Cette muqueuse est le seul tissu du corps humain qui soit directement relié à l’environnement. Aucun morceau de peau, aucun os, aucun muscle… On sous-estime beaucoup trop notre odorat, Laura. Alors, souhaitez-vous vous livrer à cette petite expérience ? Vous pourriez avoir le Surintendant Byrnes, et lui demander une augmentation, il vous l’accordera. Sinon, je peux utiliser ma Jouvencelle, et vous en faire la démonstration, mais je ne souhaite pas vous mettre mal à l’aise. J’ai néanmoins une petite condition pour vous laisser user de mon trésor… »

Arthur se tut pendant quelques instants, se remémorant dans sa tête le restaurant le plus luxueux de Vanderport.

« Je vous l’offre, à la condition que vous acceptiez mon invitation à dîner ce soir au Neptune. »