En cette belle soirée, l'artiste d'une ile lointaine s'était réservée une scène sur laquelle laisser libre cours à sa musique. A l'instar de l'auberge en elle-même, l'estrade ne brillait point par sa largeur mais suffisait à la Wyvérienne pour se donner en spectacle. Dans le bon sens du terme, cela dit : avec Cëol, son ocarina, Korë captivait son auditoire. Et comme elle jouait des notes mélancoliques, son public, ému, l'écoutait sans beugler des encouragements. Les clients étaient sages. Chose rarissime au "Palier du Dédale" au sein duquel les bagarres avaient plutôt tendance à éclater. Les poivrots et les gens simples se laissaient volontiers bercer, pour ne pas dire dompter, par cette musique unique. Même s'il n'en laissait rien paraître derrière le comptoir, le tenancier se réjouissait de la situation ; cette nuit, il ne devrait point avoir à ramasser les restes de mobiliers détruits par de rustauds bellicistes. En acceptant dans son établissement cette bardesse aux oreilles pointues, il estimait avoir fait une bonne affaire. Trop d'artistes avaient tenté le diable sur cette estrade ; fort peu d'entre-eux s'en étaient tirés indemnes.
Korë, qui s'était présentée sous le ravissant pseudonyme de "Mélodia" en rapport à son nom de scène fétiche, ignorait le sort que l'on avait réservé à plus de la moitié de ses prédécesseurs. Par ailleurs, elle s'en fichait comme d'une guigne ! Elle était suffisamment inspirée pour jouer un air de son cru, tout simplement. Une ode à son premier amour durable, en l'occurrence, qui faisait chavirer les cœurs et couler les yeux. On la regardait jouer, tranquillement assise sur son tabouret, les jambes croisées...
Les beaux yeux rouges de la Wyvérienne était fermés tandis que ses doigts graciles et habiles remuaient sur son instrument à vent.
- J'ai l'impression de voir jouer un ange, souffla quelqu'un dans le public.
Un homme d'âge mûr qui s'était installé non loin de la scène. Il n'avait jamais pleuré de sa vie en écoutant de la musique. Cette première fois le rendait à la fois heureux et... amoureux ? Mais il n'avait pas envie de déranger la bardesse. Pas au risque de briser ce moment de bonheur et de tendresse qui lui empoignait le cœur. D'autres spectateurs envoutés partageaient cette attitude. Elle n'était pas près de changer tant que la musique se répandait dans l'air, dans ce hall de paix, entre les tables et les chaises toutes pour la plupart occupées.
Ce concert improvisé avait attiré du beau monde, vraisemblablement !
Si l'on faisait fi bien sûr de ces quelques têtes balafrées qui, rangées dans un angle à quelques pas de l'entrée, profitaient elles aussi de cette ambiance bienfaitrice...
Pour combien de temps encore ? Tout le monde l'ignorait.
Mais peut-être que la venue d'un client pas comme les autres suffirait à briser l'enchantement ?