Félicia et Aoki étaient en train de s’infiltrer dans les entrailles du Stadium. La Chatte Noire ressentait, comme toujours, ce léger frisson qui lui remontait l’échine quand elle s’aventurait dans un endroit dangereux, un endroit où elle n’avait pas le droit d’aller. Des vigiles ou des employés pouvaient à tout moment les surprendre, et la situation serait d’autant plus tendue que Félicia était avec une femme qui n’avait aucune de ses capacités. Elle éprouvait toujours un peu de honte à la faire venir avec elle, mais elle savait qu’Aoki, dans son genre, pouvait être assez têtue. Si elle l’avait repoussé, Aoki serait quand même venue.
*
Vraiment ? En es-tu totalement sûre, Félicia ? L’intervention d’hier a plutôt l’air de l’avoir secoué... Ne te mens pas à toi-même, ma beauté, on sait très bien pourquoi tu n’as pas véritablement essayé de la dissuader... Tu veux qu’elle voit ce qui l’attend en travaillant avec toi... Tu veux qu’elle voit ce qu’est vraiment ta vie... La vraie question, poupée, c’est pas de savoir pourquoi Aoki te suit, mais pourquoi tu veux qu’elle te suive... Et, si tu crois que la réponse est simple, alors c’est que t’as rien compris, trésor.*
Félicia se mordilla brièvement les lèvres. Cette voix n’avait pas tort, évidemment. Elle ne savait toujours pas quoi faire d’Aoki, au regard de ses expériences passées. Il était irritant de voir à quel point, quand elle pensait à Aoki, ses pensées revenaient vers ses anciennes aventures, lui rappelant sans cesse ses différents échecs, comme pour lui dire que la vie d’une chatte n’était pas de se trouver un amant, mais de rester une créature solitaire et isolée, indépendante et forte... Mais l’être humain était-il fait pour la solitude ? Malgré ses capacités exceptionnelles, Félicia était une humaine. Était-elle faite pour être seule ? Pour passer ses soirées à voler, ses journées à faire du sport auprès de ses élèves, en n’ayant aucune autre forme de vie sociale ? Bien sûr, elle était sévère avec elle, mais sa sévérité se justifiait par l’acceptation de sa vie. Toutes ses tentatives de mener une vie normale, d’avoir une famille, avaient été soldées par des échecs. Des échecs qui tenaient, non seulement à sa double vie, mais aussi au fait d’être une Hardy. Comment vouloir se forger une vie ordinaire quand votre nom était extraordinaire, quand votre père était un ancien espion international doublé d’un voleur légendaire ?
Le duo s’immisça dans les sous-sols.
«
Je suis déjà venue ici quelques fois, je sais que la loge des artistes sont plus loin, au premier étage le plus souvent. Cela permet de prendre un autre chemin si trop de fans réussissent à passer et bloque une entrée.
-
Okay. »
La belle blonde sortit de ses pensées. Ce n’était pas vraiment le moment de penser à ça, elle avait d’autres priorités en tête. Le duo rejoignit rapidement les souterrains, un ensemble de salles de maintenance, de remises, avec des pièces fermées et des couloirs métalliques poussiéreux, l’éclairage venant généralement de néons accrochés aux plafonds. Un endroit assez sombre, avec des murs en béton froids et nues, qui filaient sous la scène. Il y avait ici toute l’installation électrique, les générateurs, et Félicia savait que l’endroit était surveillé, et ferait l’objet, avant l’ouverture du concert, de fouilles approfondies. Il était d’ailleurs assez surprenant que les deux femmes soient rentrées aussi facilement. Où était passé le vigile qui montait l’entrée ? Sur le coup, Félicia ne s’était pas posée la question, son esprit se disant simplement qu’il devait être en ronde, mais, maintenant, elle trouvait ça assez bizarre. Personne ne prenait à la légère la sécurité dans ce genre de cérémonies, quand des milliers de gens étaient prévus. Un attentant à la bombe pouvait provoquer un sacré scandale.
*
C’est bizarre...*
Tout d’un coup, Félicia avait un mauvais pressentiment, alors que les deux femmes s’avançaient dans les couloirs.
«
On y voit pratiquement rien ici? On aurait peut-être dû prendre une lampe au cas où ? »
Félicia appuya sur un interrupteur, et un néon vint faiblement s’allumer, clignotant et grésillant.
«
Il est trop tard pour ça... Dépêchons-nous de trouver les Anderson, j’ai un mauvais pressentiment... »
Une voleuse apprenait toujours à se fier à son instinct, et celui-ci lui disait qu’il y avait un problème, une menace imminente. Était-elle en train de devenir paranoïaque ? Félicia remarqua alors, comme Aoki, qu’il y avait un étrange morceau de papier sur le sol, posé face contre terre. Elle cligna des yeux en le voyant, se demandant ce qu’un bout de papier faisait là, et, surtout...
Pourquoi ressentait-elle ce frisson ? Cette envie ? Il y avait quelque chose qui, inexplicablement, l’attirait, lui affirmant que ce morceau de papier n’était pas un papier jeté par hasard...
*
Oh non, poupée, c’est tout, tout, sauf ça ! Rien à voir avec un quelconque mémo, ou un putain de tract qu’on fourre à la poubelle avec un soupir en relevant son courrier. Il te reste encore une chance de partir, avant de plonger des deux pieds dans cette histoire de dingues, trésor.*
La voix était rassurante, mais Félicia ne l’écoutait pas. Aoki attrapa le morceau de papier, et de curieux mots figuraient dessus, tapés à la machine à écrire. On pouvait presque encore sortir l’odeur de l’encre sur la page, et les mots étaient assez curieux.
La page comportait un titre, relativement simple et concis :
BRIGHT FALLS & YOAKE
Sous le titre, il y avait un blanc, et, ensuite, du texte. Le texte n’était pas très long, mais avait le mérite de mettre les choses en perspective :
Félicia tiqua sur un morceau de phrase en particulier : «
des endroits où la réalité de notre monde est si usée, si fine, qu’une autre réalité s’y frotte ». Il n’y avait pas énormément d’endroits correspondant à cette définition, et Félicia était bien placée pour savoir qu’il existait à Yoake des Portails permettant de mener à une autre planète, à une autre réalité... Terra.
*
Est-ce là le lien entre Cauldron Lake et Yoake ? Yoake est-il un nouveau Cauldron Lake ?*
Elle eut à peine le temps de se poser cette question que la lampe au-dessus d’elles se mit à grésiller, à cligner, puis à exploser.
«
Et merde... »
Félicia appuya sur l’interrupteur, tournant le commutateur, mais la lampe n’émit aucune réaction.
*
Ça, ça ne me dit vraiment rien qui vaille...*
Elle attrapa Aoki par le bras, et ouvrit la porte permettant de sortir de la petite pièce de repos dans laquelle elle s’était trouvée. C’était une salle avec un micro-ondes, une cafetière, une table où un magazine de mots était posé, avec un casier métallique comprenant des uniformes. Félicia s’avança avec Aoki, laissant la porte ouverte. Elles ne virent ainsi pas les volutes d’ombre qui s’avancèrent dans la pièce, enveloppant un homme au regard furieux Une lueur de démence brillait dans ses yeux, son visage étant recouvert d’ombres, tandis que, depuis sa main droite, dépassait un long couteau à cran d’arrêt.
«
Les... Les squatteurs doivent être... Expulsés ! »
Sa voix semblait venir d’outre-tombe, excessive et suraiguë, comme s’il avait du mal à parler, à se concentrer, et à réfléchir. Il se mit à s’avancer vers la sortie de la pièce où il était. L’homme portait encore sur ses épaules la veste de vigile qu’il avait eu ce matin, en allant tranquillement au boulot, avant qu’une panne de courant ne survienne lorsque l’équipe de maintenance avait entamé le test des projecteurs de la scène, le contraignant à descendre vérifier l’installation électrique. Tout cela, bien sûr, il ne s’en rappelait pas.
Tout ce qu’il savait, c’était qu’il y avait des petits rats qui étaient entrés dans son antre... D’infâmes petits rats, et que c’était lui le chasseur.