Les mots n'avaient certes pas encore franchi le palier des lèvres de Camille mais Mélodia, qui le tenait par la main, sentait rien qu'à la pression de ses doigts sur les siens qu'elle l'avait ému. Ce n'était pas une mauvaise chose : que son sauveur lutte ou non contre eux, leur alliance dépendait principalement de leurs sentiments. Si la bardesse dissimulait - souvent - soigneusement les siens et que son frêle compagnon les muselait avec ses drogues, ils étaient le principal moteur de leur progression.
Je n'ai pas été très sincère lors de notre rencontre dans l'institut...
Avec tout ce qu'ils avaient vécu, la Wyvérienne s'en voulait un peu. Ceci dit, elle disposait toujours du temps et des moyens adéquats pour leur permettre de se tenir sur un pied d'égalité.
Leur escorte n'était en rien un exemple de galanterie. Il ne parlait pas, ne souriait pas non plus et surtout ne prenait même pas la peine de leur ouvrir les portes. Il ne s'agissait que d'un rustre qui aurait mieux fait de prendre quelques cours auprès de son boss, au lieu de se contenter d'obéir à des ordres réducteurs.
Bref ! Le trio grimpa à l'étage, puis se transforma en duo lorsque le guide passa geôlier en refermant la porte à clef derrière eux.
La bardesse, qui avait entendu le bruit de la serrure, ne s'en souciait pas outre mesure. Ses prunelles carmines détaillaient la pièce. Elle en conçut une drôle d'impression. Comme si... comme si leur tandem avait déjà eu l'occasion de se poser sur ce grand lit à baldaquin.
Dans une autre vie, peut-être ?
Forte d'une grande imagination, Korë croyait en ces choses là. Sauf que les croyances et les certitudes ne faisaient pas tout le temps bon ménage. Elle écarta cette idée de son esprit fertile, tournant son visage redevenu impassible vers celui de Camille. Ce dernier ayant prononcé son nom de scène d'une voix chevrotante.
- Oui... ?
A ce sujet, elle aurait bien voulu lui révéler quelque chose. Information qu'elle ravala, soucieuse de ne pas le couper dans son élan compliqué.
Il déballa son sac. La bardesse secoua doucement la tête.
- Ce n'était ni de l'invention ni de l'exagération, lui assura-t-elle. Juste de la sincérité. Mon ressenti le plus pur, sans aucun voile ni illusion.
Tout comme lui, elle étendit son regard jusqu'à la fenêtre. Une issue simple, avec un petit étage de hauteur entre l'encadrement et les pavés de la rue. Rien qui ne saurait les empêcher de s'enfuir.
Sans compter la plus que probable surveillance du rez-de-chaussée et ma parole de bardesse.
Elle avait dit à Vittorio qu'ils ne chercheraient pas à lui fausser compagnie. Pas maintenant, depuis cette maison squattée par une bonne vingtaine de ses plus fidèles grouillots.
Qu'il fusse bon ou mauvais, le mensonge entache la langue.
La sienne n'était pas tout à fait propre. Un peu comme sa petite culotte, que Camille avait sorti de ses poches pour la lui présenter comme un trésor inestimable.
- Vous avez raison.
Avec délicatesse, elle la lui prit.
- Merci d'en avoir pris soin. (Une attention touchante, à ses yeux doux.) Ne vous faite pas de mouron pour elle. La ponte, au moins, ne l'a pas souillée plus que nécessaire. Je vais donc pouvoir la porter en l'état.
Elle se garda de parler de son odeur. Parce qu'elle comprenait aussi celle de son sauveur, qui l'avait enfilée comme un gentil petit pervers la nuit dernière. Mélodia ne lui en voulait pas. C'était même tout le contraire : cet épisode ayant eu pour effet bénéfique de resserrer leurs liens.
Afin de s'équiper du léger symbole de leur affection mutuelle, la Wyvérienne dut lui lâcher la main.
Absolument rien d'érotique dans cette opération qui ne dura pas plus d'une dizaine de secondes.
Lorsque le délicat sous-vêtement eut retrouvé sa place, les doigts de la bardesse retrouvèrent la main de Camille. Cette fois-ci, elle était prise en étau entre dix doigts attentionnés, et non pas cinq tout simplement noués.
Les yeux rouges de la jeune femme aux cheveux neigeux fixaient le visage de son libérateur.
- Je n'ai pas été tout à fait honnête avec vous, lui avoua-t-elle d'une voix vibrante d'émotion. (Quel changement par rapport à d'habitude !) Mélodia n'est rien de plus que mon nom de scène. Celui que j'utilise en tant que bardesse. (Elle hocha la tête.) Vous m'avez prouvé que vous méritez mieux que ça.
Ce n'était pas tous les jours qu'elle en rencontrait un. Quand bien même lui arrivait-il de copuler avec des brutes insipides dans le simple but de se sentir vivante, d'en tirer un quelconque plaisir au risque de pondre un monstre fou à lier après plusieurs nuits passées à le regretter.
- Ce que je vais vous révéler, je vous demanderai que de le garder pour vous. (Elle jugea inutile d'attendre son approbation, voire une promesse de sa part.) En tant que Wyvérienne - que je préfère de loin au mot si vulgaire de "pondeuse" -, je porte le nom de Yllanova Iarraleï Ravawynn Eilsys. Semblable à une incantation magique, c'est long et difficile à retenir, je le conçois parfaitement. Voilà pourquoi, dans le cadre majoritairement humain où nous évoluions, bien loin de mon île natale, je me suis rebaptisée Korë Grémorya. (Elle inclina la tête.) Je tiens à m'excuser pour ne pas vous avoir fait confiance dès l'instant vous m'avez fait sortir de la cage d'Elfrydd. La faute me revient de droit. La vérité étant que je... ne me supportais plus. Parce que j'ai été faible au point de ne pas avoir été capable de rejeter le comportement abject de mon geôlier alors qu'il abusait quotidiennement de moi. Au cœur de ce noir séjour, j'en ai même tiré une sorte de plaisir impie alors que je suis quasiment certaine qu'aucune de mes semblables, à ma place, n'aurait pu encaisser pareil traitement. (Cette pensée lui donnait la nausée.) Mais cela fait déjà un bon bout de temps que j'ai pris conscience de mes... particularités. Là où mes sœurs de l'Aube, les "Porteuses de Lumière", brillent par leur aimante descendance moi, l'unique Wyvérienne du Crépuscule, autrement dit la "Porteuse de Chaos", n'engendre que des créatures avides de mort et de destruction. (En relevant la tête, elle eut un sourire de dépit.) Si le monde entier venait à l'apprendre, je deviendrai la cible privilégiée de tous les diables qui le peuplent. L'équilibre s'en retrouverait alors complètement brisé, avec pour épicentre de cette apocalypse obscène la misérable créature qui se tient aujourd'hui à vos côtés.
Voilà ! Il savait tout, à présent.
Elle n'aurait pas plus être honnête avec lui qu'en cet instant déconcertant.