"Bonsoir, Joan.”
La lumière des bougies à proximité vacilla, comme soufflées brièvement par un courant surnaturel, et l’ambiance chaleureuse de l’église avait perdu de ses couleurs tandis qu’un frisson étrange parcourut la jeune fidèle. Plus que tout, ce fut la voix de l’homme ... non, de la créature venue des ombres qui lui arracha un tel sursaut qu’elle fit tomber l’allumette d’entre ses mains.
Cette voix ... la juvénile soeur trembla, secouant lentement la tête en scrutant le coin d’ombre d’où la voix avait résonné. Non, ce n’était que son imagination, le fruit de sa fatigue après une longue journée de travaux et de labeur. Son imagination, son imagination ...
Un bruit de pas, une botte qui apparut. Puis sortit la masse imposante de l’homme qui s’était caché dans les ténèbres du couloir, et Joan hurla. L’individu était un homme d’une taille imposante et d’une corpulence remarquable, surtout sachant qu’hormis le couvent, les alentours étaient très avares en ressources alimentaires qui pouvaient justifier un gabarit aussi obscène. L’intrus était obèse, mais sa grande taille lui donnait des airs de géant.
Il se révéla davantage à la lumière des chandelles. Hormis un pantalon de fermier crasseux et ses bottes noires et boueuses, l’imposant personnage était nu. Chauve et pâle comme un cadavre, il ne présentait pas une once de pilosité, ressemblant à une sorte de bébé gigantesque et cauchemardesque dont l’image était accentuée davantage par ses yeux avides et son sourire, large et arborant une rangée de dents anormalement parfaites.
“Tu m’as énormément manqué, Joan.”
L’intrus, hideux et menaçant, n’était autre que
l’ancien monstre qui avait enfermé Joan dans sa ferme, quand elle n’était encore qu’une enfant vulnérable. Le cannibale et pédophile en personne, dont le nom était inconnu mais lui importait peu. Pourtant, Joan l’avait vu mourir sous les coups de feu des Saintes, qui avaient terrassé cet infâme scélérat et ses enfants mutants jusqu’au dernier. Alors comment, comment était-il toujours en vie ? Et surtout, comment avait-il pénétré le Couvent et trouvé sa trace à elle, après toutes ces années ?
Elle tenta de fuir, d’aller appeler ses sœurs pour l’aider. L’ogre, malgré son poids, était rapide, et s’élança à sa poursuite, ricanant comme un dérangé. Ses énormes pattes eurent vite fait de s’emparer de la rouquine, l’enfermant dans une étreinte écœurante contre son corps suant. Odeur de sueur, mais aussi une autre senteur dérangeante ... comme du souffre.
Elle se débâtit, mais en vain. La brute était plus forte qu’elle, l’écrasant contre sa poitrine, reniflant bruyamment ses beaux cheveux rouges comme un porc, un filet de salive dégoulinant de ses lèvres souriantes, toujours souriantes, ce sourire même qu’il avait gravé dans sa mémoire quand il était sur le point de l’agresser.
“Continue à hurler, ma jolie. Ça m’a manqué ! J’ai creusé mon chemin hors des Enfers juste pour toi, Joan. Mon petit bonbon délicieux. Tu as gardé ta virginité pour moi en plus ? Dommage que tu sois ne sois pas plus jeune, mais ça ne m’empêchera pas de te dévorer !”
Il claqua des dents à côté de son oreille, manquant de la mordre, l’enfermant toujours entre ses bras épais comme des troncs d’arbre, étouffant toute voix ou respiration du corps de Joan. Son sort semblait scellé, surtout qu’aucune sœur ne semblait avoir entendu ses plaintes. C’est alors que ...
“ARGH !”
L’étreinte monstrueuse se relâcha soudain, libérant la jeune soeur qui s’écroula sur le sol dallé de l’église. La brute s’était mise à genoux, hurlant de douleur tout en essayant d’atteindre une partie de son dos avec ses mains, sans pour autant y parvenir. Il roula sur le sol comme un animal blessé, poursuivant ses hurlements tandis qu’il renversait chaises et cierges sur son passage.
“Arrière, suppôt de Satan ! Tu ne toucheras point à l’innocence de cette enfant !”
La voix avait résonné à l’autre bout du couloir, et une nouvelle figure apparut, familière. Joan le reconnut, il s’agissait du Saint. Ou plutôt, du prêtre qui était en visite dans leur Couvent, accueilli par Sœur Aponia à bras ouverts. On l’appelait Père Val et sa réputation était des plus intrigantes. En temps normal, les hommes n’étaient pas accueillis au sein d’un couvent dédiée aux femmes, mais le prêtre avait fait parler de lui depuis quelques années. Des soeurs avaient murmuré les récits de miracles qu’il avait réalisé. Des blessés aux portes de la mort ramenés à la vie, des abominations chassées par sa simple présence, des dons offerts aux couvents les plus démunis, et même des visions prophétiques qui aidèrent de nombreuses Saintes à contrecarrer bien des dangers, surnaturels ou humains. Père Val était surnommé le Saint par certaines soeurs car elles l’admiraient, en particulier Soeur Aponia qui avait témoigné de ses propres yeux du miracle où il avait sauvé une de leurs protégées, une gamine de quelques mois, d’un incendie sans porter aucune marque de brûlure ou de noirceur sur ses robes.
Père Val avança d’un pas lent mais ferme, résolu. Sur son visage de jeune homme, une expression de juste colère, tandis qu’une feinte lumière dorée semblait émaner de sa main dont la paume était tendue au ciel, faisant face à l’intrus qui semblait ramper hors de sa présence, lui crachant un tumulte d’obscénités.
"NOOOOON !"
Le Saint se mit entre lui et Joan, qu’il accueillit d’un bras protecteur contre lui. À ce moment, d’autres soeurs avaient fait leur apparition, découvrant le spectacle incroyable qu’elles qualifieraient par la suite d’un exorcisme ou d’un bannissement. Un miracle de plus qui prouvait la sainteté de cet étrange personnage.
“Retournes dans les abysses, maléfique créature. Tu n’as aucune place parmi les justes ! Je te bannis de cette terre, par Son Pouvoir !”
Des veines noires apparurent sur la peau du pâle géant, gonflant de manière maladive tandis que de la fumée s’extirpait de son corps. Soudainement, il se fissura, telle une statue d’argile qu’on aurait brisé. Ses doigts tombèrent, puis ses bras, et des parties de son visage se flétrirent tandis qu’il s’écroulait sur lui-même, libérant une fumée noire et odorante avant qu’il ne prenne feu l’espace d’un instant. La flamme mourut tout aussi vite, laissant un tas de cendres fumantes sur le sol ...
Respirant longuement, le prêtre passa une main protectrice contre la tête de Joan, lui murmurant sur un ton doux et protecteur :
“Tu vas bien, mon enfant ?”