C'est une question rhétorique auquel il ne convient pas de porter de réponse. Assise sur cette souche aussi ancienne que le monde, la serpentine s'interroge mentalement avec un sourire distrait. Parfois, son regard est capté par le mouvement soudain d'oiseaux, de petites créatures sauvages qui daignent montrer le bout de leur museau. Trop vives, trop rapides cependant pour ce basilic qui rôde entre les arbres d'un air menaçant. Le monstre est bien trop large pour espérer chasser ces bêtes et pourtant il essaye. Obstiné et têtu, probablement poussé par son puissant instinct de prédation. Adorable, pense la bibliothécaire. Son petit animal de compagnie n'a pas l'air de se déplaire dans cet environnement boisé, sans doute viendra t-elle à nouveau en ces lieux pour le laisser divaguer à sa guise. Loin des êtres civilisés et de leurs villes, loin de tout ce qui est susceptible d'attiser son insatiable curiosité. La même que la sienne.
Elle se replonge dans son grimoire, bercée par le son de la nature. Sa longue robe brune ornée d'ésotériques symboles dorés repose sagement autour d'elle, dormante sur l'herbe environnante. Loin de sa chaotique impulsivité, la serpentine se complait dans cet étrange atmosphère, dans cet apaisante relaxation similaire à sa librairie. Cette pensée qui lui traverse l'esprit est bien vite repoussée, effacée de sa tête comme si elle n'avait jamais existé. Rien ne peut remplacer sa somptueuse demeure, elle le sait. Et si elle a le malheur de souhaiter autre chose, son Royaume la rappellera à l'ordre. Cela a au moins le mérite de lui soutirer un gloussement amusé, dans cette réalisation qui n'en est pas une. Les pages de son grimoire glissent les unes après les autres, tantôt sous l'impulsion de ses doigts, tantôt via le bout de sa queue de serpent. Combien de fois devra t-elle relire cet amas de papier avant d'en comprendre le fond? A croire que plus les livres sont vieux, plus ils sont cryptiques.
Un choc, un tremblement attire l'attention de la bibliothécaire. Le basilic exprime son mécontentement contre les arbres alentours, son corps ondulant frappant les troncs dans un bruit sourd. Sa prédation semble infructueuse et c'est avec irritation qu'il croise les yeux de sa propriétaire. Elle-même fronce les sourcils, agacée d'être dérangée dans sa lecture par son impétueux compagnon. Nul besoin de paroles entre eux, l'étrange lien qui est le leur ne s'embête pas d'éclats de voix. Le basilic se dresse et toise la femme-serpent de ses défiantes pupilles dorées, dans une confrontation qui n'est pas du goût de la libraire. Elle doit se rendre à l'évidence, monsieur ne cherchait pas juste à jouer avec la faune locale.
« N'as-tu pas déjà mangé avant de venir ? Je suis sûre que tu n'as même pas digéré ton humain encore. »
Le monstre s'approche, désireux d'obtenir gain de cause. La serpentine soupire d'agacement et ferme son grimoire. Depuis quand cette créature était-elle devenue aussi capricieuse? La femme-serpent en est probablement la cause d'une manière comme d'une autre, bien qu'elle soit trop narcissique pour l'admettre. Ses doigts se lèvent, une magie rougeâtre émane de ses ongles longs jusqu'à se répandre sur le sol à une dizaine de mètres d'elle. Un pentacle démoniaque prends forme sur le sol, brûlant l'herbe dans une odeur de souffre. La douce voix de la bibliothécaire devient sombre alors qu'elle récite une incantation aux sonorités incompréhensibles par le commun des mortels, à moins qu'il ne s'agisse d'un langage perdu depuis bien longtemps. Le basilic avance vers le symbole impie, comprenant que son futur repas sera bientôt son apparition. Il se redresse, prêt à frapper ce qui apparaitra devant sa gueule et remplira bientôt son ventre.
Pour la serpentine, c'est un moyen rapide d'obtenir un petit diablotin pour nourrir son monstre. Une misérable créature démoniaque comme il en existe des millions dans les tréfonds infernaux. A la différence d'une incantation invocatoire qui constitue un appel auquel le diable peut répondre librement, ce maléfice là ne s'embarrasse pas de politesse. Dans les faits, c'est davantage un kidnapping qu'une invitation. Mais jusqu'à présent, la libraire n'est jamais parvenue à faire venir autre chose que des diablotins décérébrés dépourvus de la moindre once d'intelligence. Qui peut donc s'inquiéter de la disparation de quelques êtres inférieurs ?