L'appât du gain et la curiosité l'emportent finalement sur toute raison. Je prends bonne note des coordonnées de ma cible et lui envoie un unique mail, bien sûr en prenant toutes les précautions nécessaires pour dissimuler mon identité, ma paranoïa me poussant même à le faire rédiger par une intelligence artificielle afin que toute forme de tic linguistique ne puisse être décelé. La vie m'a appris à faire preuve de prudence, même dans les plus grands élans d'impudence. Dans ce mail, je lui fais part des instructions à suivre s'il ne veut pas que son secret éclate au grand jour. Qui a dit que je ne m'amuserais pas à le faire chanter avant de le faire couler ?
Les premiers jours, tout a fonctionné comme sur des roulettes. J'ai reçu les montants demandés et me suis évertuée à les faire disperser sur pléthore de comptes off-shore afin d'en réduire la traçabilité. C'est devenu un genre de salaire quotidien pour moi, un revenu que je voyais croître à chaque nouvelle notification. Parfois, je me suis surprise à me demander d'où un conseiller municipal sortait tant d'argent, avant de me souvenir de tout ce que j'ai pu déterrer à son sujet. Sa toile souterraine s'étend, en euphémisant, à des recoins plus sombres que ce qu'une pauvrette telle que moi aurait pu imaginer avant d'en découvrir les fils – et tant mieux ! C'est maintenant mon argent.
Puis le mauvais jour est arrivé. Je n'ai rien soupçonné. Plus encore, j'ai baissé ma garde en croyant être à l'abri. Si ce type avait des effectivement des moyens colossaux à sa disposition, me retrouver ne lui aurait pas pris si longtemps, en supposant bien sûr qu'il puisse me retrouver. Le temps s'est écoulé depuis l’extorsion, et je suis déjà passée à une nouvelle victime dont les secrets ne sont même pas assez intéressants pour être mentionnés. Pour moi, le conseiller municipal d'Atarashï Yoake n'est plus que de l'histoire ancienne. Pourtant, lui ne m'a pas oubliée, et comment le pourrait-il de toute manière ?
Je suis sur le chemin du retour, après une longue journée passée à Jinmu. Je ne pense qu'à une chose : me jeter devant mon PC et balancer un trojan sur un forum quelconque avant d'aller me faire laminer sur Elden Ring en attendant qu'un abruti morde à l'hameçon. Une canette de Monster à la main et l'air épuisé, je ne me relâche totalement qu'une fois dans une rue que je connais à présent très bien, qui se trouve à deux pas du quartier russe où je crèche. Les gens d'ici ont déjà pris l'habitude de me voir en mode négligée, se disant sans doute que les cours m'exténuaient plus que tout autre activité qu'ils n'imaginaient guère. Mais cette fois-ci, il n'y a pas grand monde sur les quelques pavillons, peut-être un ou deux chats qui miaulent pour de l'attention. Je leur accorde un petit salut de la tête, comme s'ils étaient en mesure de me comprendre, et trace mon chemin sans trop me poser de questions. Il y a bien un moment où j'ai l'impression d'être suivie, mais c'est un sentiment fréquent quand on se cache de Piotr. On finit par se dire qu'il est déjà en train de stalker tous nos faits et gestes, même sans être vraiment là. Alors je laisse passer ; de toute manière, je n'ai vu qu'un autre chat en me retournant, rien de plus. Mais cette fois, l'impression ne se dissipe pas. Je me retourne encore, je ne vois toujours personne. J'accélère le pas autant que mon cœur s'accélère lui aussi. L'inconfort tiraille mes chevilles mais je serre les dents et prends la peine de faire quatre détours pour m'assurer qu'on ne me suive pas. Mais ils l'ont compris. Au troisième tour, ils m'attendent déjà. J'en ai vus cinq du coin de l'œil, à guetter mon arrivée comme des serpents embusqués. Je me dis que je ne peux sans doute plus rentrer chez moi, que je vais devoir avoir recours à ma street smarts pour me sortir de cette situation de merde.
Je lève les yeux et constate que le mur adjacent peut être escaladé. Ça me fera trépasser sur la propriété de quelqu'un, oui, mais ça m'offrira un échappatoire. Alors je tente le coup. Je laisse ma canette par terre, je me propulse d'un bond, m'accroche difficilement au sommet du mur et me hisse à la force de mes petits bras, n'ayant certainement pas le temps de me préoccuper du honteux panty shot que j'offrirais à un stalker si j'en avais un. Je passe le mur, saute de l'autre côté et me ramasse maladroitement sur mes mains et genoux ; quelle erreur. Le nylon de mes collants s'en retrouve sauvagement agressé, lacéré, et l'impact m'arrache un aïe compulsif qui me fait me mordre la lèvre en priant tous les dieux. J'entends des voix qui se rapprochent de l'autre côté, et je ne mets pas de temps à réaliser qu'elles remarqueront la canette que j'ai laissée derrière moi. Plus temps, je lutte contre la douleur et file en quatrième vitesse, espérant trouver une grille quelconque à ouvrir de l'autre côté de la propriété. Ce vœu-là est exaucé. J'enfonce maladroitement la gardienne et m'échappe à grandes enjambées. Je suis portée par l'adrénaline, ce qui m'aide à maintenir un niveau constant d'effort malgré mes piètres performances athlétiques, mais qui me fait également oublier le reste du monde. Au final, j'ai couru droit vers un piège, ou du moins ce que je pense être un piège, et me fais soudainement tirer au tournant comme une poupée de chiffon. Une seconde main passe sur ma bouche, peut-être pour me faire taire pour m'étouffer ; rien à foutre, c'est dangereux, je mords et donne un maladroit coup de coude vers l'arrière dans l'espoir de me dégager.