Le décor changea rapidement quand leurs doigts s’entrelacèrent. La bibliothèque n’était qu’une vue de l’esprit, et ils arrivèrent désormais dans un long couloir. C’était un couloir ressemblant à ceux du harem, mais avec de nombreuses vitres recouvertes par de la brume. Mélinda se rapprocha de la première vitre, et la brume se dissipa peu à peu, montrant une scène à l’intérieur. Toutefois, la scène se présenterait sous la forme d’images figées qui s’affichaient l’une après l’autre.
« C’est un souvenir reconstitué, un souvenir tel que je l’imagine, mais sans me rappeler l’avoir vécu… C’est le moment de ma naissance. »
On pouvait voir une chambre, un lit, et une femme, qui ressemblait énormément à Mélinda, mais en plus âgée. Elle avait les mêmes yeux verts perçants que ceux de Mélinda, mais semblait épuisée. Et, tandis qu’on la voyait mettre au monde Mélinda, on pouvait aussi la voir s’épuiser de plus en plus, jusqu’à ce que, comme de manière prophétique, Mélinda ne naisse dans un geyser de sang, qui se manifestait sur les diapositives par une tâche rouge s’étalant de plus en plus sur le lit blanc.
« Ma mère, Elizabeth, était une femme très fatiguée… Elle a subi ce qu’on appelle une hémorragie de la délivrance, et est morte en me mettant au monde. Mon père biologique, Adam, ne l’a jamais supporté. Elizabeth était la dernière chose qui l’empêchait de devenir fou. »
Une ombre grandissait dans l’image, l’ombre déformée et massive d’un homme qui englobait Mélinda, et dont on devinait la dangerosité. Le souvenir s’interrompit ensuite, et Mélinda se rapprocha d’une autre vitre.
Un second souvenir se forma, court. Un souvenir sombre, où on ne voyait pas grand-chose, si ce n’est une petite cage dans une pièce froide et sans meubles, sans tapisserie. Une cage à lapin où on pouvait voir des petites mains jaillir nerveusement des barreaux.
« Je suis née et j’ai grandi en captivité, Kamiye. Au début, j’étais dans cette cage, une esclave s’occupait de moi. À l’époque, les esclaves de la maison vivaient dans les cachots. Mon père m’avait laissé là. Quand j’ai commencé à grandir, on m’a sorti de la cage. »
La voix de la vampire était posée, mais on sentait en elle une colère sourde qui ne s’était jamais totalement évacuée. Elle se déplaça encore, et un troisième souvenir, plus complet, se développa ensuite. Mélinda était alors plus âgée, d’une pâleur cadavérique, et n’avait rien de la femme sûre d’elle et sensuelle qu’elle était. C’était une souillonne, aux cheveux abîmés, portant des vêtements rapiécés, qui venait d’être vendue. Elle expliqua à Kamiye que son père l’avait vendu en espérant que son nouveau propriétaire abuserait d’elle. Il était loin de se douter de la réalité des choses.
« Nous souhaitons nous débarrasser de ton père. Tu as deux options : soit nous aider, soit accepter ton sort. »
La jeune Mélinda, encore humaine, serra le poing en relevant la tête vers son nouveau propriétaire.
« Je le hais plus que tout au monde. Que dois-je faire ? »
Mélinda donna le contexte :
« Mon père me battait très souvent. Je n’ai su que bien plus tard que mes nouveaux maîtres cherchaient à récupérer son domaine. Mais, à l’époque, je m’en moquais, je voulais juste le faire payer. Tu vois, c’est amusant, ce sont les autres esclaves de la maison qui me soignaient, et qui prenaient soin de moi, et qui me disaient combien ma mère était gentille. Pour elles, c’était mon père qui avait provoqué sa mort, et moi, je le haïssais parce que je le pensais responsable de sa mort… C’est curieux, quand j’y repênse… Aimer une personne qu’on n’a jamais connue. Et, même maintenant, je crois que j’aime toujours ma mère, même si je ne l’ai jamais connu. Bref, le plan de mes nouveaux propriétaires était de me transformer en vampire, pour que je tue mon père. Je ne comprenais pas alors comment ce plan pourrait marcher, car mon père me haïssait tellement qu’il ne voudrait jamais me revoir. Je n’avais pas alors compris qu’il me haïssait parce que je lui rappelais trop sa femme. »
Elle se déplaça jusqu’à un autre souvenir. C’était celui d’une soirée ici, où Mélinda était venue bien habillée, et nettoyée. Elle avait revu son père, Adam, et on pouvait les voir dans un couloir. Adam, passablement éméché, avait coincé Mélinda contre un mur, et l’appelait « Elizabeth ». Il avait le sexe à l’air. Dans ce souvenir flou mais persistant, la vision de la verge était palpable.
« C’est quand il m’a demandé de le sucer… J’ai pris son phallus en bouche, et j’ai… Mordu. »
Le souvenir vira au rouge quand le sexe coupé d’Adam libéra du sang abondamment. Son père s’était enfui dans le salon principal où Mélinda l’avait poursuivi, lui sautant dessus, et l’avait ensuite massacré. Elle ne s’était pas contentée de le tuer proprement, elle l’avait lacéré, griffé, se recouvrant de son sang, hurlant et pleurant à la fois. Une mort cathartique.
« En tuant mon père, j’ai récupéré ses propriétés. Je voulais tout vendre, je ne voulais rien de lui… Et j’ai de fait tout vendu, sauf ce manoir. C’est la seule chose que j’ai conservé. »
Après ce souvenir très violent, Kamiye put voir un autre souvenir. Mélinda ressemblait alors à celle qu’elle était aujourd’hui, et elle était en compagnie des esclaves qu’elle souhaitait affranchir.
« Nous avons grandi ici, Mélinda, nous sommes nées ici. Je ne sais ni lire, ni écrire. Quelle chance crois-tu que j’aurais dehors ?
- Tu ne peux pas nous affranchir. Et toi, que feras-tu ?
- Les vagabonds ne finissent jamais bien. Nous redeviendrons esclaves auprès d’autres personnes. »
Un léger sourire orna les lèvres de Mélinda :
« Tu vois, c’est ironique, je n’ai jamais voulu être esclavagiste… Refaire ce que mon père a fait, gouverner par la terreur et la cruauté. J’ai accepté d’être leur Maîtresse, et ce sont elles qui m’ont appris comment exercer ce rôle. »
Elle se retourna alors vers Kamiye, et lui fit un câlin.
« Je sais que tu as peur, Kamiye, et c’est normal. Mais je voulais te montrer ce que j’ai vécu, car je me dis que cela devrait résonner en toi… Je ne cherche pas à ce que tu m’obéisses par peur, Kamiye, mais par choix… Je suis devenue ce que je suis par choix. Je ne cherche pas à asservir, mais à protéger. Ce n’est pas ta peur que je veux, c’est ton amour. Et cela, ça s’obtient plus difficilement. »