Le vieux conseiller trottinait le long des interminables couloirs du palais de marbre blanc. Essoufflé, il se hâtait, la panique oppressant sa poitrine. Son impératrice le mandait, elle devait avoir pris sa décision ... Les gardes impériaux, omniprésents, ne souriaient pas au passage du vieil homme échevelé qui d'habitude représentait la dignité incarnée. Ces guerriers magnifiques en armure d'apparat mesuraient eux aussi la gravité de la situation.
Pour atteindre les appartements privés de l'impératrice, le vieillard avait dû franchir d'innombrables niveaux, traverser quantités de salles toutes aussi majestueuses que gigantesques, et s'acquitter de devoir grimper tant d'escaliers que ses pauvres guiboles en tremblaient d'épuisement. Bien entendu, il aurait tout simplement pu utiliser l'un des nombreux portails magiques du palais mais ... la magie était trop instable en ces jours funestes.
Un huissier en grande tenue l'accueillit alors qu'il atteignait le dernier degré de cette partie de l'édifice. L'homme était pâle comme la mort et ne dit mot. Il invita d'un signe le conseiller à le suivre et après avoir montrer patte blanche à l'officier de la Garde en poste, il poussa les deux battants monumentaux d'une porte d'obsidienne tranchant violemment avec le blanc nacré des murs immaculés.
Le fidèle pygmalion, car il aimait passionnément sa souveraine, d'un amour qu'aurait un père pour sa fille, continua seul et s'engagea dans la partie la plus intime du complexe. Ses pieds foulèrent d'épais tapis moelleux tandis que son regard accrochait tous les détails de la magnificence des pièces qu'il arpentait. C'était peut être bien la dernière fois qu'il pouvait contempler ces lieux avant le désastre qui s'annonçait.
Un courant d'air frais lui indiqua que sa course arrivait à son terme. Il ralentit et passa le cadre d'une double porte fenêtre en cristal scintillant pour s'immobiliser et admirer la personne qu'il considérait comme l'égale d'une déesse. Seule sur l'immense terrasse, elle semblait défier l'éternité.
L'impératrice de Nétheril se tenait impassible face à l'horizon. Bien droite, les épaules en arrière. Elle avait le port altier dont seules les grandes souveraines pouvaient naturellement se targuer. Pourtant, elle n'avait que 25 ans. Le vieillard s'émerveilla devant cette beauté froide. Elle était plus grande que la plupart des femmes de son peuple. Sa silhouette était finement musclée sans exagération aucune. Bien proportionnée, elle représentait sa féminité sans que ses courbes n'exacerbent trop non plus l'esprit fragile de ses courtisans. Elle n'avait pas encore enfanté, et ne le souhaitait pas d'ailleurs, et ses atouts de femme étaient développés dans un juste équilibre. Sa longue chevelure de neige flottait, balayée par un vent frais qui ne faisait pas trembler cette guerrière-née. L'homme savait que quand elle se retournerait, il se noierait dans ses prunelles corail, fondrait devant la grâce de ce visage aussi implacable que séduisant, suivrait les arêtes racées de sa mâchoire et de son nez, et n'aurait qu'une envie: effleurer du bout du doigt ses lèvres fines et dessinées.
Il se racla la gorge.
"Votre altesse?"
Skuld Skyleia Sabina II, héritière d'une longue dynastie d'empereurs-guerriers, ne se retourna pas. Son regard voguait au-delà des murailles de sa cité qui s'étendait pourtant à perte de vue. De ce promontoire où elle se tenait, tout en haut du palais qui lui-même dominait la ville, elle assimilait avidement toute la beauté de son empire. Juchée sur le plateau du sommet d'une montagne retourné par magie, la cité volante d'Aquila était la capitale d'une nation puissante qui allait disparaitre dans les heures à venir.
C'était le printemps et loin en dessous de la cité, les prairies verdoyantes accueillaient des troupeaux d'élevage, juste à côté d'étendues cultivées. Des rivières argentées sillonnaient ces paysages riches avant de se perdre sous les frondaisons de forêts denses et profondes où foisonnait le gibier. Les nuances de vert tachetaient cette vision sereine et le vent faisait onduler cette flore comme l'avancée d'une douce marée. Nétheril était riche, aussi bien en surface qu'en sous-sol. On extrayait de ses mines des joyaux fabuleux que le monde s'arrachait pour des sommes faramineuses. Les trésoreries des palais regorgeaient de métaux précieux et de pierres rares. Mais à présent, qu'importait les richesses quand tout était vouer à la destruction?
L'impératrice leva son regard et contempla avec amertume et tristesse l'énorme colonne de poussière qui s'élevait, bien plus loin, en forme de tête de champignon. Quelques instants avant, les sortilèges de vol de la ville d'Aerâun s'étaient rompus, précipitant la ville volante et ses habitants vers une fin atroce. Bien plus tôt, c'était la forteresse de Kalum qui s'était abîmée de sa hauteur stationnaire de 3 kilomètres. Rien ne subsistait d'une catastrophe pareille.
La souveraine se retourna enfin et dévisagea son fidèle conseiller. Elle lui sourit amèrement et lui, laissa une larme couler le long de sa joue, sans honte. Elle s'exprima d'une voix douce et mélodieuse.
"Arundar, convoque le premier cercle des archimages, il est temps ..."
Le vieil homme opina et sans perdre un instant, fila s'acquitter de sa mission. L'impératrice passa dans sa suite où des domestiques vinrent lui ôter sa robe de soie ornée de perles et de diamants. En place, elle lui firent passer sa tunique noire d'archimage aux liserés dorés. Très vite, les talons de ses bottes claquèrent sur les faïences des corridors, alors qu'escortée d'une escouade de gardes, elle rejoignait la Tour Céleste, demeure des plus puissants thaumaturges de l'empire.
Karsus, le plus renommé mais aussi le plus arrogant d'entre-eux avait condamné sa nation à la destruction. L'avidité de cet homme l'avait poussé à se hisser au niveau des dieux, et pour cela, il avait créé un sort lui permettant de voler l'essence d'une divinité. Et son choix ne s'était pas porté sur n'importe laquelle mais la déesse de la magie. L'incantation lancée, le résultat avait été, partiellement, celui escompté par le mage. Son corps mortel avait assimilé toute l'essence de la déesse mais s'était consumé sous cette puissance qu'il pensait être capable de maitriser. La disparition de l'entité divine, régisseuse de la magie sur Terra avait perturbé les équilibres, transgressé les règles arcaniques et perturbé la toile de pouvoir qui recouvrait le monde. Tout avait changé, a commencé par l'application humaine de la magie.
L'empire Nétheril établissait sa puissance sur la maitrise des arcanes. C'est là que l'on trouvait les plus célèbres écoles que ce soit d'enchantement, de divination, de sorcellerie et tellement d'autres. Ses archimages étaient craints sur tous les continents et leur passion de leur Art n'avait pas d'égale. L'impératrice elle-même avait hérité par le sang de pouvoirs extraordinaires. Mais qu'étaient ces pouvoirs fassent à la bêtise d'un seul homme à présent? Elle le sentait, ses dons magiques s'effritaient, comme son empire. Les cités volantes tombaient les unes après les autres, sans qu'il soit possible d'évacuer les populations. Avec Aquila, il n'en restait plus que deux à présent, et elles avaient pour ordre de faire la même chose que le Premier Cercle s'apprêtait à exécuter.
La jeune femme pensa à son père qui lui avait enseigné tout ce qu'elle savait. En l'absence de sa mère, morte en la mettant au monde, il avait été prévenant et bienveillant avec sa fille. Skuld était née en hiver, et portait les signes physiques distinctifs de son peuple, peau d'albâtre, yeux corail et chevelure neige. Elle avait grandi dans ce palais immense, persécutant ses précepteurs et faisant la fierté de ses maitres d'armes. Car destinée à succéder à l'empereur, elle devait acquérir le statut de guerrière reconnue et d'archimage pour occuper cette fonction. Les guerres contre les nations voisines, barbares du Nord et autres pestilences humaines vouées aux arcanes occultes lui avait permis de se former au commandement comme au combat. Une épée à la main, elle ne reculait devant personne et égalait les drows en technique et en rapidité. En matière de magie, elle avait à sa disposition les maitres en ce domaine et en plus de son héritage génétique, elle apprit vite, très vite, d'autant plus que son père contractait une maladie incurable qui l'affaiblit alors qu'elle n'avait que quinze ans. Elle fêtait son seizième anniversaire quand l'empereur s'éteignit et Skuld ceignit la couronne de Nétheril en prenant le nom complet d'une ancienne impératrice, réputée conquérante, Skuld Skylea Sabina. L'empire à ce moment-là était à son apogée aussi, prendre les rênes du pouvoir ne fut pas difficile. Elle y était formée. Plus dur fut de s'opposer à Karsus, le maitre du Premier Cercle, et à refréner ses idées de grandeur incompatibles avec le fonctionnement de la nation. Elle avait le Pouvoir mais lui aussi d'une certaine manière, et elle dut lui faire des concessions, principalement au sujet de ses recherches. Personne ne soupçonna les plans du magicien et quand Skuld comprit ce qu'il se passait, il était trop tard. Le mal était fait.
Mais tout n'était pas vain. Le salut de son peuple résidait dans un secret que seuls l'impératrice et les grands archimages connaissaient. Des savants de la Tour Céleste avaient découvert le plan des Ombres. Un monde sombre et dangereux superposé au nôtre, où le temps défilait avec une lenteur infinie, un rythme différent. Ce n'était pas un lieu chaleureux ni accueillant mais la magie liée à cet environnement n'était pas corrompue par le zèle de Karsus. Le premier cercle avait mis au point un sort d'un niveau jusque là jamais égalé pour transférer les cités volantes restantes dans ce plan. Et c'est précisément ce qu'ils allaient tenté à présent, sans savoir s'ils réussiraient, les variables actuelles de la magie déformant les lignes magiques des sorts.
Deux gardes de la Tour ouvrirent grands les portes ensorcelées de l'édifice quand l'impératrice s'y présenta. Ils s'inclinèrent à son passage et elle entra seule dans l'unique pièce circulaire de ce niveau là. Les archimages l'attendait. Ils étaient vingt, elle les connaissait et les respectait tous. Aucun ne survivrait au lancement du sort qui s'alimenterait de leur énergie vitale. Ils le savaient et l'acceptaient. Skuld serait le catalyseur qui permettrait le déploiement du sortilège. Seul son immense pouvoir héréditaire serait sacrifié, en théorie. Elle aurait voulu les embrasser et les remercier mais ils n'avaient plus le temps. Ils le comprenaient aussi et incantèrent dès que la jeune femme fut au centre des lignes de la grâce dessinée au sol. La suite ne fut que douleurs, tortures physiques et mentales mais quand Skuld revint à elle, Nétheril n'existait plus. Aquila flottait dans l'obscurité du plan des Ombres. La poussière de ce qui restait des magiciens fut conservée dans des jarres consacrées et une nouvelle vie commença pour les rescapés de l'empire éteint.
Skuld avait perdu ses capacités magiques terranes mais découvrit et apprit que la magie de l'ombre était tout aussi puissante. La génération de mages suivant les défunts n'eut d'autre choix que de s'en imprégner et les connaissances en arcanes de ces hommes leur fit assimiler rapidement les complexité de ce nouveau type de pouvoir. La magie des ombres était cruelle, mais le plan des ombres l'était tout autant. Peuple guerrier, les nétherisses eurent maille à partie avec les créatures peuplant ces profondeurs sombres et brumeuses. Chaque recoin recelait d'horreurs et quitter la cité fortifiée et protégée par un nouveau bouclier d'ombre était mortellement dangereux. Les murailles, la ville, le palais perdirent leur blancheur éclatante pour se parer d'un gris éthéré. Les armures passèrent de l'argenté au noir, les sourires s'éteignirent et les lames s'affutèrent plus que jamais. La vie dans le plan des ombres était un combat permanent.
C'était il y a trois mille ans.
Trois mille ans de vie terrane, pendant lesquels le souvenir de Nétheril devint une légende et ses terres verdoyantes s'asséchèrent pour donner des landes arides et désolées.
Aquila perdit son nom pour devenir Pénombre. Ses habitants ne vieillirent pas, comme figés dans l'âge où ils avaient incorporés le plan. En revanche les naissances furent nombreuses et les légions de la cité s'accrurent massivement. La défense de Pénombre prenait tout le temps et Skuld à la tête de ses armées combattit tellement qu'il lui fut incapable de se souvenir de toutes ces batailles. Ses adversaires n'avaient pas de noms, juste des formes plus ou moins horribles. Mais ils mourraient sous le coup des lames noires où des éclairs d'obscurité. Il fut un temps où seul survivre comptait. Plus tard, sous l'impulsion de la souveraine, les nouveaux archimages de la cité se penchèrent sur leur nouvel objectif : réintégrer le plan de la vie, retourner sur Terra. Après maints essais et recherches, il s'avéra qu'il leur manquait un élément essentiel pour faire le lien avec leur ancien monde, une étincelle de magie divine, pourvue de bonté et de pardon. Le seul moyen de s'en procurer était l'envoi d'un héraut à Terra. Une tâche monumentale pour une unique personne, que tous les pouvoirs arcaniques mobilisés de la cité auraient grand peine à faire franchir les portes d'ombre. C'était néanmoins possible à condition que ce héraut se soumette à l'autorité d'une personne sur Terra. Cette soumission, ce lien, assurerait que le corps d'ombre du messager ne soit pas attiré inexorablement par son plan d'adoption. Car les habitants de Pénombre était maintenant profondément liés aux ombres elles-mêmes, modifiés par leur environnement.
"Je serais ce héraut, il me revient de libérer mon peuple!"
"Altesse !! Vous n'êtes pas séri....."
La fin de la phrase mourut dans la gorge d'Arundar. Il avait devant lui le masque de la détermination, et au cours de ces trois derniers millénaires, il avait eu le temps d'apprendre à connaitre son impératrice. Il en maitrisait le moindre regard, la moindre intonation, le moindre geste. Quand elle décidait, sa décision était irrévocable.
"Altesse, cela peut être très dangereux, nous ne savons plus rien de ce qu'est devenu Terra. Le sorcier avec qui nous sommes en contact n'est peut être pas fiable même s'il le parait. Il ne sait pas qui nous sommes bien sûr et le seul moyen que nous avons d'assurer sa loyauté est la promesse de richesses. Donc, s'il est achetable, qui sait ce dont il est capable?"
"Il s'agit bien d'un sorcier d'alignement bon non?"
"C'est ce qu'il semblerait oui altesse. Et il affirme que la magie s'est rétablie avec l'arrivée d'une nouvelle déesse."
"Donc c'est décidé! J'irais! Arrêtons ce point là maintenant! Quoi d'autre?"
"Et bien, quand nous avons intégré le plan de l'ombre, notre magie s'est vu drastiquement diminuée, il est logique de penser que l'inverse sera inévitable. Vous serez dépossédée de votre pouvoir de l'ombre, en grande partie. J'imagine que vous conserverez néanmoins quelques recours magiques mineurs, tout comme la possibilité d'arpenter les frontières de l'ombre."
"Je survivrais et reviendrais vous chercher, ne t'inquiète pas Arundar."
Le ton de l'impératrice s'était adoucit. Elle se battait continuellement pour son peuple et en retour, celui-ci lui vouait une vénération sans bornes.
"Préparons-nous!"
Le lien qui l'unissait à Pénombre lui permettrait de retrouver la cité dans les limbes obscures et profondes. Aux frontières des deux plans, il régnait un clair-obscur miroitant, flou, trompeur et perfide. Les sens étaient troublés, les gestes plus gourds. L'endroit n'en était pas moins dangereux.
Le sort avait fonctionné. Skuld se trouvait devant le rideau trouble et lumineux d'une porte qui la ramènerait à ses origines. Elle se tenait, dans son armure noire, prête à rejoindre le sorcier qui les aidait sans le savoir vraiment. Autour d'elle, le monde silencieux du plan des ombres semblait implorer qu'elle ne le quitte pas. L'impératrice chassa son appréhension et franchit résolument la porte éthérée. Face à elle se tenait le mystique dont dépendait en partie la survie de son peuple, l'homme à qui elle devait se lier pour assurer sa présence ici bas.
Skuld Skyleia Sabina II posa un genou à terre et courba la tête. Son vieux conseiller avait frémi d'indignation quand ce point avait été abordé, tout comme la cour impériale.
"Je m'appelle Ombre, ma loyauté vous appartient."
L'homme ricana sous sa capuche. L'instant d'après, une douleur fulgurante vrillait le cerveau de l'impératrice...
