The Multiversity

[Nathan Joyce]

Toutes sirènes hurlantes, la voiture de police s’arrêta devant un immeuble résidentiel situé dans l’un des quartiers populaires d’Atarash¨ï Yoake. Le commissariat central de la ville avait reçu un appel d’urgence émanant d’un habitant, évoquant un forcené qui tentait de percer la porte d’entrée avec une hache d’incendie. Nathan et son collègue du soir, Kaito Saren, étaient dans une voiture de patrouille située à proximité de l’immeuble. Ils avaient donc immédiatement réagi. Une fine pluie battait sur la ville cette nuit. Ils rentrèrent dans la cour intérieure, et Nathan sortit rapidement.

« C’est un immeuble plutôt tranquille, on est sûr que c’est pas un canular ? demanda-t-il à Kaito.
- Le seul moyen de s’en assurer, c’est d’aller voir. Bâtiment B, Porte 245. »

Nathan se dépêcha de marcher. L’escalier se situait à l’extérieur, avec des couloirs également à l’extérieur, un classique de certains immeubles japonais. Ils rejoignirent rapidement le deuxième étage, et Nathan s’arrêta en entendant des bruits sourds… Des claquements. Il attrapa le pistolet à son holster, et vit Kaito faire de même. Le duo se dépêcha de rejoindre le long couloir menant aux appartements. Ils étaient à gauche, et, à droite, une longue rambarde entrecoupée par des piliers donnait sur l’extérieur. Nathan put voir des portes entrouvertes avec des voisins inquiets. Des hurlements émanèrent d’un appartement d’où un rai de lumière s’échappait. Nathan se dépêcha de se rapprocher, et put voir que la porte du studio avait été défoncée par l’extérieur, avec une hache. Il pensa furtivement à cette célèbre scène du film Shining, quand Jack Nicholson défonce à la hache la porte de la salle de bains où sa femme s’est réfugiée.

Il entra dans le couloir, entendit des grésillements, et des grognements. Des traces de sang jonchaient le sol. Nathan pointa rapidement son arme. Une lampe-torche jaillit, et éclaira la pièce de vie du studio. Il grimaça en voyant un cadavre au sol, un téléphone portable à proximité.

*C’est lui qui a appelé…*

Nathan déglutit en voyant qu’il avait été massacré à la hache. Il se rapprocha lentement, tandis que Kaito, derrière lui, appelait des renforts. Nathan se déplaça encore, et entendit alors un grincement émanant d’un placard.

Il pivota pour voir un homme nu, le corps en sang, jaillir en hurlant. Il tenait la hache à deux mains au-dessus de sa tête, et l’abattit sur Nathan. Le policier eut un réflexe de survie, et tomba au sol. La hache se planta dans le mur.

« Déposez cette arme, ou nous ouvrirons le feu ! »

L’homme était âgé, au crâne dégarni, maigre, et portant des petites lunettes rondes. Sur son corps en sang, il avait tracé sur son ventre un signe en se scarifiant, que Nathan vit quand il se retourna en levant sa hache : un kanji signifiant « Yomi », le royaume des morts japonais.

« Un modeste sacrifice pour le Roi des morts ! hurla l’homme, qui semblait comme possédé. Acceptez votre sacrifice ! »

Il brandit à nouveau sa hache vers Nathan. Kaito fit alors feu à plusieurs reprises, et le vieil homme devenu fou tomba lourdement au sol.

« Ça va, Nathan ?
- Ouais… Ouais… »

Plus tard, les renforts arrivèrent. Le meurtrier était le voisin de la victime, un retraité paisible. Tandis que la police sécurisait les lieux, Nathan se chargea d’examiner l’appartement du retraité. Il grimaça en voyant que ce dernier avait perdu la raison depuis un certain temps, en traçant sur les murs de son appartement d’étranges inscriptions avec du sang… Non pas le sien, mais celui d’animaux qu’il avait tué et entreposé dans son frigo. Des feuilles éparses répandues sur une table indiquaient qu’il avait séjourné récemment à l’hôpital. Impossible de tisser un quelconque lien, mais Nathan était surpris par ce signe… Ce kanji que l’homme avait gravé sur son corps, et qu’on retrouvait le long des murs. Yomi, Yomi, Yomi…

*Il me semble avoir lu dans un rapport un fait divers similaire à l’autre bout du Japon…*

Perdu dans ses pensées, Nathan n’entendit pas une silhouette qui, nonobstant les cordons de sécurité, fit également son entrée dans l’appartement du forcené…

[Nebethysia]

De son temple, Nebethysia avait ressenti quelque chose qui la troubla — et ce n'était généralement pas bon signe. Cela ne venait pas de sa cousine, car elle était en pleine forme la dernière fois qu'elle l'avait vue. Cette chose entrait en conflit avec elle sur le plan de la mort, mais ce n'était pas dans les lieux où elle se rendait habituellement. C'était sur Terre, au Japon, qu'elle devait se rendre. D'une main, elle invoqua un passage pour aller sur place, car elle ressentait une forte présence de mort. Son devoir était d'aller les chercher afin qu'ils puissent rejoindre l'au-delà en toute tranquillité.

Pendant que le portail se formait, elle avait déjà changé d'apparence. Sa longue robe noire, qui glissait sur le sol, était accompagnée d'un voile formant une traîne derrière elle ; sa peau s'assombrit également. Sa faux se matérialisa dans sa main libre. Prête, elle franchit le portail et tomba dans un bâtiment. Forme Faucheuse

Elle en avait déjà vu d'autres, et ici elle pourrait chercher l'endroit précis d'où provenait ce malaise. Les gens s'écartaient sur son passage, pensant qu'elle volait en marchant. Elle monta les marches jusqu'à se trouver devant un appartement, bloqué par des rubans de sécurité de la police. Ce n'était pas cela qui allait l'arrêter : elle entra dans l'appartement, un lieu imprégné d'odeur de sang frais, humain et animal. La plupart des gens se seraient caché le visage à cause de l'odeur, mais elle y était tellement habituée que cela ne la dérangeait pas du tout.

Avant d'aller faucher les âmes, la divinité prit le temps d'observer les lieux et de lire ce qui avait été inscrit près d'un des morts. En avançant, elle découvrit un premier cadavre où reposait un téléphone à côté ; elle abattit sa lame sur le corps, envoyant l'âme dans l'au-delà. Elle s'approcha du deuxième corps, un autre homme, mais un malaise la traversa — le même qu'elle avait ressenti chez elle : quelque chose cherchait à venir sur Terre, et ce n'était pas bon signe à ses yeux. Cette chose menaçait l'ordre établi depuis des années, et elle devait découvrir ce que c'était au plus vite.

Sur le deuxième corps était écrit quelque chose qu'elle ne comprit pas tout de suite. Elle dut se concentrer : bien qu'elle parlât plusieurs langues, lire en était une autre. Au bout d'un moment, l'inscription se révéla à elle. « Le royaume des morts au Japon. » Elle sut alors où l'âme de la personne irait — elle n'en aurait même pas voulu comme animal de compagnie. Il exhalait l'odeur de la possession, ce qui signifiait qu'une entité tentait de semer le trouble dans le monde. Elle abattit une seconde fois sa lame sur le corps, mettant fin à cette vie sans laisser de trace sur la peau. C'étaient leurs âmes qu'elle venait chercher, par l'intermédiaire du corps.

Alors qu'elle avait accompli son devoir, elle n'avait pas prêté attention aux personnes qu'elle avait croisées. Dans la pièce se trouvaient deux hommes en train de parler ; elle s'approcha d'eux.

— J'aimerais savoir ce qu'a dit la personne qui était en possession de la hache.

Nebethysia utilisait rarement des formules de politesse : elle allait droit au but. Il y avait peu de chances qu'elle recroise ces deux hommes avant leur mort. Pour le moment, elle avait besoin de savoir ce qui s'était passé afin d'agir au plus vite. Car si l'entité prenait trop de force, elle aurait du mal à la combattre et cela mettrait son autorité en péril — autorité durement gagnée par le temps et le « travail ».

— Je voudrais aussi savoir s'il y a eu d'autres cas similaires.

Son ton neutre, avec une pointe d'autorité, en disait long ; elle n'avait pas tout son temps. Elle voulait les informations immédiatement, pour partir à la chasse seule ou accompagnée. Elle tenait toujours sa faux dans sa main, qu'elle utilisait comme une canne pour le moment. Elle n'avait pas repris sa forme de déesse, car il était impératif que le côté faucheuse s'en occupe.

[Nathan Joyce]

« Tous les voisins à qui j’ai parlé sont sur le cul. Notre forcené était un petit retraité tout ce qu’il y a plus de standard. J’ai vérifié son nom sur la boîte aux lettres…
- Akihito Tichiro. Son nom figure sur des factures. »

Kaito résuma sa brève enquête de voisinage. Ils étaient tous sous le choc. Akihito était le symbole du petit retraité tranquille, qui devait travailler un peu pour boucler ses fins de mois. Une voisine se souvenait l’avoir vu garder ses petits-enfants sur l’aire de jeux au centre de la résidence. On le voyait aussi à la boulangerie. Kaito signala aussi qu’il avait été récemment lourdement hospitalisé. Les voisins l’entendaient parfois éternuer fortement en sortant de chez lui. Nathan examina un peu les papiers dispersés ici et là, et vit effectivement des courriers émanant de l’hôpital central d’Atarashï Yoake, l’hôpital Amaterasu. Des bulletins d’hospitalisation s’y trouvaient également, ainsi que des lettres d’un avocat. Nathan attrapa une lettre, et l’éclaira avec sa lampe-torche.

« Il avait été voir un avocat en vue d’envisager un procès contre l’hôpital. L’avocat parle de potentielles indemnisations en lien avec une opération qui aurait mal tourné…
- Tu penses que ça peut avoir un lien avec ce qu’il a fait ? »

Nathan lut sur la lettre une expression qui le fit froncer les sourcils : « expérience de mort imminente ». L’opération avait visiblement mal tourné, et Akihito avait fait une EMI. Nathan examina à nouveau les sinistres peintures rupestres tracées sur les murs. Saito poussa un grognement en ouvrant la porte du frigo, remplie de carcasses d’animaux exsangues.

« Évite de vomir, c’est déjà assez glauque ici…
- Bo-Bordel !
- Il a dû tracer ces dessins et ces kanjis avec le sang de ces cadavres. »

Rats, chats sauvages… Nathan était sûr qu’en regardant des panneaux ou en interrogeant des associations d’animaux, il y aurait des demandes d’animaux disparus. Cette pièce était la demeure d’un fou, assurément, quelqu’un qui avait perdu la raison. Régulièrement, Akihito avait écrit le même mot sur le mur : « YOMI ».

« Le royaume des morts… Yomi no kuni, le monde impur… »

La mythologie japonaise dépeignait le royaume des morts, Yomi, comme un endroit nimbé de brouillard, sous la gouvernance de la Déesse Izanami. La même mythologie affirme que le chemin menant de Yomi au monde des humains aurait été scellé par un énorme rocher déposé par Izanagi, le frère-mari d’Izanami. Ce chemin avait une existence réelle, que les touristes fréquentaient : Yomotsu hirasaka, un chemin de montagne à proximité de la ville de Matsue, commençant par un torii noirâtre.

Nathan songeait à tout cela quand une femme pénétra dans l’appartement. Surpris, il se retourna, tout comme Kaito. Nathan pointa son arme avec sa lampe-torche vers la femme, et fronça les sourcils. Il sentit le symbiote en lui s’agiter nerveusement.

*Ce n’est pas une humaine ordinaire, Nattier-boy… Et je ne dis pas ça parce qu’elle est sacrément bien roulée !*

Une femme à la peau basanée, portant un châle et des bijoux dorés luisant sur son corps…

« Vous êtes sur une scène de crime, Madame ! Veuillez vous identifier immédiatement !
- Elle ne fait pas partie des voisins que j’ai interrogés ! »

Une parfaite inconnue, donc… Nathan sentait toutefois que son arme était totalement inutile contre elle. Mais qui était-elle donc ?!

[Nebethysia]

Nebethysia était rentrée dans le logement, se moquant totalement des banderoles qui barraient l’entrée de l’appartement. Elle s’était ensuite occupée de faucher les deux hommes avant de s’adresser à ceux encore présents dans la pièce. Au début, elle n’avait reçu aucune réponse, les deux continuant de discuter entre eux. Puis, ils se tournèrent enfin vers elle : une lampe torche et une arme étaient braquées dans sa direction. Certains auraient eu peur dans une telle situation, mais pas elle. Elle était une faucheuse de la mort, insensible aux armes mortelles ou autres. Cette menace arracha un sourire en coin à son visage : s’ils tentaient de la tuer, ils allaient avoir bien du mal. Elle était la mort, ou du moins une part de la mort.

L’un d’eux lui demanda de s’identifier, tandis que l’autre affirmait qu’elle ne faisait pas partie des habitants de l’immeuble. Encore heureux ! Elle n’avait rien à faire ici : son domaine était son temple, auprès de ses créatures. Si elle s’était déplacée, c’était uniquement parce que son rôle l’y avait contrainte, attirée par une sensation qu’elle jugeait néfaste. La Déesse ne réclamait qu’une chose : des informations pour entamer ses recherches au plus vite. Car l’entité qu’elle sentait pouvait se renforcer rapidement si elle ne l’arrêtait pas. Et cela, elle ne pouvait le tolérer : son influence empiétait sur le royaume de l’au-delà — son domaine — que personne ne contesterait jamais. Sa patience s’effritait à mesure que ces deux humains tardaient à coopérer.

— Je me nomme Nebethysia. Vos armes ne vous serviront à rien contre moi. Je ne fais pas partie des habitants, car je ne suis que de passage dans votre pays. Tout ce que je demande, ce sont des informations : je chasse une entité qui cherche à posséder les vivants pour accroître sa puissance. Mais cela se joue dans le monde de l’au-delà. Alors je vous repose la question : y a-t-il eu d’autres cas semblables à celui-ci ?

Sa voix, assurée et autoritaire, trahissait la perte de patience face aux deux hommes. Elle avait omis de préciser qu’elle était une Déesse, mais ses mots sur l’au-delà suffisaient à éveiller le doute : elle n’était clairement pas humaine. La preuve en était cette faux qu’elle tenait d’une main, s’y appuyant comme sur une canne. Sa patience avait des limites, et le simple fait que son pouvoir soit remis en cause par cette entité la rendait encore plus froide qu’à l’accoutumée. Chaque seconde perdue renforçait l’autre et menaçait sa position. Un long soupir s’échappa de ses lèvres, tandis que ses yeux restaient fixés sur les deux hommes.

— Je ne suis pas ici pour vous, si c’est ce qui vous inquiète. J’ai déjà envoyé l’âme des deux morts avant même que vous ne remarquiez ma présence.

La pique était lancée : à ses yeux, pour des policiers, ils avaient mis bien trop de temps à réagir et à l’interroger sur ce qu’elle faisait là.

[Nathan Joyce]

Nathan comprit rapidement que cette femme, Nebethysia, n’était pas une humaine ordinaire. Nathan n’était pas seul, il disposait avec lui d’un symbiote extraterrestre, un symbiote qui avait subi des manipulations génétiques, et qui frémit devant la présence de cette femme.

*Je sens sa force, Nattie-boy, elle pourrait t’aider dans ton enquête. Et je ne parle pas que de sa beauté…*

Nathan sentait presque une forme de déférence chez son passager symbiotique, ce qui était suffisamment rare pour le noter. Nathan abaissa son arme.

« On se détend, Kaito, cette femme… Me semble fiable.
- Comment ? Vous plaisantez ? »

Nathan fit signe à Kaito qu’il allait s’occuper d’elle, et le laissa se charger du rapport.

« Mais… Qu’allez-vous faire, Joyce-san ?
- Je vais me charger d’auditionner cette femme en un lieu neutre, afin qu’elle ne parasite pas la scène de crime. »

Cela n’était pas forcément du goût de Kaito, car ce n’était pas conforme aux règles, mais il accepta. Nathan sortit en compagnie de la femme, et rejoignit un restaurant-café à proximité, ouvert toute la nuit. Il y rentra, commanda un café, invita Nebethysia à prendre ce qu’elle voulait, puis Nathan alla ensuite s’asseoir à un banc.

« Vous n’êtes pas exactement humaine, n’est-ce pas ? Les Dieux olympiens sont déjà descendus sur Atarashï Yoake il y a quelques mois… Nebethysia… Vous venez du panthéon égyptien ? La Déesse Nephtys… Vos noms commencent de la même manière, et elle était la Déesse des morts. Vous… C’est ça que vous êtes ? »

Avant d’aborder l’affaire avec elle, Nathan voulait savoir à qui il avait affaire…

[Nebethysia]

Nebethysia regardait les deux hommes. Celui qui braquait son arme sur elle finit par la baisser. Elle continua d’écouter leur conversation. L’un d’eux disait à son collègue qu’elle lui paraissait fiable et qu’il allait l’auditionner dans un endroit neutre. La raison en était simple : éviter de parasiter la scène de crime. Ce que les humains ne voyaient pas — mais qu’elle savait pertinemment —, c’est qu’elle ne laissait jamais de traces sur son passage, surtout sous sa forme de faucheuse.
Mais si elle pouvait obtenir des informations grâce à ce policier, elle allait le suivre, même si l’impatience de reprendre sa recherche la démangeait déjà.

Suivant l’homme hors de la pièce, la Déesse en profita pour ranger sa faux, qui se transforma en boucle d’oreille. Ce n’était pas pour autant que ses vêtements changèrent ; elle décida de rester sous sa forme de faucheuse. C’était bien plus pratique pour ressentir la présence des morts… ou se battre, si cela devenait nécessaire.
Arrivés au restaurant-café, il lui demanda ce qu’elle voulait boire. Elle prit simplement un café, comme lui. Après avoir passé commande, elle le suivit pour s’asseoir sur un banc, le gobelet chaud entre les mains.

Ce ne fut pas la Déesse qui engagea la conversation, mais l’humain à ses côtés. Il lui posa plusieurs questions — d’abord sur sa nature non humaine, puis sur ses origines. Il lui demanda si elle venait du panthéon égyptien et ce qu’elle était exactement. Il évoqua même sa tante, la déesse Nephtys, soulignant que leurs noms commençaient de la même manière. Avant de lui répondre, Nebethysia prit une gorgée de son café.

— Je suis une Déesse, ainsi qu’une faucheuse d’âmes, d’où le fait que mon nom commence comme celui de ma tante. Je viens bien du panthéon égyptien, mais en tant que faucheuse, je « travaille » dans le monde entier. Je comprends que mon apparition puisse surprendre, mais votre affaire me concerne aussi. Cette entité cherche à prendre le contrôle de l’au-delà, et cela ne doit pas arriver. C’est pourquoi je cherche à coopérer avec vous, surtout si vous possédez des indices pouvant m’aider.

Sa voix était ferme, dénuée d’émotion, avec un léger accent de sagesse millénaire. Forte de plus de quatre mille ans d’existence, Nebethysia parlait parfois avec la gravité de son âge, bien que cela ne fasse pas partie de son tempérament habituel.

— Et vous, Joyce, dit-elle en le fixant, je sens que vous n’êtes pas un simple humain. Qu’êtes-vous, au juste ?

On ne pouvait pas duper la Mort, ni échapper à son jugement. Elle avait senti dès leur rencontre qu’il était différent des humains ordinaires… mais pourquoi, cela, elle ne le savait pas encore.

[Nathan Joyce]

Une Déesse, donc… Si Nathan n’avait pas un symbiote dans le corps, et s’il n’y avait eu l’Olympomachie avant, il n’aurait rien cru de tout cela. Mais, ce qui lui faisait avaler les explications de cette femme, c’était le calme étonnant de cette symbiote. Habituellement, face à une jolie femme, son symbiote perdait la raison, et s’enflammait en lui. Mais, ici, rien de tout ça, comme si le symbiote était intimidé par cette femme. Nathan repensa à cette fameuse tirade de Nick Fury à la fin du film Iron Man, et se dit que, comme Tony Stark, il était définitivement entré dans un tout nouvel univers. D’ailleurs, la présence du symbiote ne sembla pas échapper à cette femme, qui se présenta comme une Déesse égyptienne en lien avec la mort. Nathan n’était pas spécialiste de la mythologie égyptienne, mais, pour autant qu’il se rappelle de ses souvenirs, il savait que l’accès au royaume des morts passait par un jugement égyptien, un procès divin où les Dieux égyptiens évaluaient si l’âme du défunt méritait de rejoindre le Paradis ou non.

Nathan n’avait rien à lui cacher. Il leva sa main, et Nebethysia put voir sa main se recouvrir d’une couche symbiotique, ses doigts devenant plus griffus.

« Je suis bien un être humain, mais… J’ai avec moi un passager venant de loin, un symbiote extraterrestre. Inutile de rentrer dans les détails de cette histoire… »

Les péripéties de Nathan avec GENTEK, la firme qui lui avait mis ce symbiote, ne les concernaient pas beaucoup. Nathan avala un peu du café que le serveur venait de lui apporter.

« Cet homme qui vient de mourir… Nous n’avons pas encore son pedigree, mais, de ce que les voisins disent, c’était un retraité qui ne faisait pas d’histoire. Ce qui m’interpelle, c’est le message qu’il a peint sur le mur... Yomi. C’est le royaume des morts dans la mythologie japonaise. »

Nathan poursuivit ensuite :

« Il n’existe pour l’heure aucune enquête officielle, simplement des interrogations. Cet homme n’est pas le premier qui est atteint d’une crise de démence. Il y a eu plusieurs cas dans d’autres villes du Japon, des individus sains d’esprit qui se mettent à tuer tout ce qui bouge. Il n’existe aucun lien entre ces individus, de près ou de loin… Si ce n’est qu’ils ont tous tracé les mêmes kanjis… Yomi. On a pu retrouver ces kanjis inscrits sur leur torse, ou sur celui de leurs victimes, sur les murs, le sol… Je déduis donc de votre présence que ce n’est pas un simple hasard. »

[Nebethysia]

Nebethysia avait dit que Joyce n’était pas un humain ordinaire ; elle le ressentait au plus profond d’elle. Elle vit sa main changer, se recouvrant d’une couche grise, ses doigts devenant plus griffus. Par la suite, il lui expliqua qu’il était un humain qui abritait un passager en lui : un symbiote extraterrestre. Elle n’en sut pas davantage, car il disait qu’il était inutile de rentrer dans les détails de cette histoire. Elle ne chercha pas à l’obliger à en parler, car pour le moment, elle était trop occupée par le fait qu’une entité s’apprête à venir dans le monde.

Tout en buvant son café, la Faucheuse écoutait le Japonais lui expliquer que l’homme qui venait de mourir était un retraité sans histoire. Mais il ne connaissait pas encore son pedigree — et ça, c’était embêtant. Ce qui intriguait surtout l’homme, c’était ce qui était écrit sur le mur avec du sang : « Yomi », le royaume des morts dans la mythologie japonaise.

Elle le laissa poursuivre ses explications : il n’y avait pas vraiment d’enquête, seulement des interrogations. Cela, elle s’en moquait un peu ; ce qui l’intéressait, c’était de savoir s’il y avait eu d’autres cas similaires. Il lui parla de crises de démence, survenues chez plusieurs personnes dans différentes villes japonaises. Les mêmes kanjis revenaient souvent — gravés sur leurs corps, sur leurs victimes ou, comme ici, sur les murs. Un peu partout, à vrai dire.

— Non, j’ai senti ce matin que quelque chose se passait. Une entité veut prendre le contrôle sur l’au-delà. C’est mon domaine. C’est pourquoi je suis ici : je ne veux pas que cette chose essaie de prendre la place qui m’est due.

Son ton était froid et tranchant, comme si elle voulait déjà couper court à cette entité qui cherchait à venir ici — et c’est bien ce qu’elle ferait, une fois qu’elle l’aurait trouvée. Trop froide, Nebethysia se reprit : le Japonais n’y était pour rien, et c’était pourtant lui qui subissait sa colère.

— Excuse-moi… Avec mon âge, je veux simplement trouver ce qui cherche à perturber ma vie. Je sais que vous n’y êtes pour rien. Je veux seulement le remettre à sa place. Peux-tu me montrer où sont menées les enquêtes sur les kanjis dont tu me parlais ? Il doit sûrement y avoir un lien entre tout cela qui provoque ces événements.

[Nathan Joyce]

Elle ne sembla pas plus surprise que cela de voir que son interlocuteur pouvait se transformer en une sorte de gros monstre symbiotique. Nathan conserva son contrôle, et elle lui expliqua avoir perçu une présence malsaine dans l’Au-Delà, une force qui souhaitait prendre le contrôle. Nathan fronça les sourcils, et sentit un frisson le traverser. Il se demandait ce que cette créature pouvait être. Devait-il en être exalté ou inquiet ? Nebéthysia l’interrogea sur le sort de ces enquêtes.

« Officiellement, il n’y a aucune enquête à ce jour… Majesté ? Déesse ? Je ne sais pas trop comment je dois m’adresser à vous, je n’ai encore jamais parlé à une divinité… Mais, quoi qu’il en soit, ces phénomènes ne se limitent pas qu’à ma brigade. »

Nathan continua à boire son café.

« Chaque brigade enquête sur son propre dossier, et, comme il n’y a aucun élément permettant de retenir une sérialité de ces drames, il n’y a pas d’enquête nationale. »

Nathan s’était simplement renseigné, car il y avait des récurrences.

« Mais je pense que ce n’est qu’une question de temps… Le phénomène se multiplie, et je pense que nous allons écrire en ce sens au Procureur, pour qu’une enquête soit diligentée sur le plan national. Je crains néanmoins que cette enquête sera confiée à une brigade spécialisée à Tokyo. Autrement dit, je risque d’être dessaisi prochainement. »

Ce que cela voulait dire, Nathan le précisa ensuite :

« En gros, si vous souhaitez qu’on collabore ensemble, il va falloir agir vite, pour que je fasse partie du groupe d’investigation. »

C’était une perspective qui le séduisait. Nathan était de base un inspecteur de police, un enquêteur, mais, du fait de ses problèmes d’ébriété, couplé au fait qu’il était à la base un gaijin, il était réduit à des tâches subalternes, peu inspirantes. La rubrique des chiens écrasés, en somme. Même s’il ne devrait pas se réjouir de ces drames, Nathan ressentait quand même une certaine jubilation à l’idée de pouvoir s’occuper d’une véritable enquête.

Restait à savoir quoi faire. Nathan enchaîna après quelques instants de réflexion :

« Je… Je pourrais vous faire participer à mon enquête comme consultante. Notre meilleure piste, pour l’heure, c’est que l’auteur du crime de tout à l’heure a fait un séjour hospitalier avant. C’est… C’est quelque chose qu’on a relevé chez les autres auteurs de crimes similaires ayant tracé le kanji de Yomi. Je pensais aller à l’hôpital demain pour en savoir plus. Je devrais avoir d’ici là une ordonnance du Parquet pour que l’hôpital ne nous oppose pas le secret professionnel. Vous pourriez m’accompagner… »

[Nebethysia]

— Tu peux juste m’appeler Nebethysia et me tutoyer. Je ne suis pas le genre de déesse à prendre les autres de haut.

Nebethysia préférait qu’on lui parle familièrement plutôt qu’avec un vouvoiement et d’autres marques de « supériorité » liées à son statut. Buvant son café, elle écoutait Joyce lui expliquer que ces phénomènes n’étaient pas limités à sa brigade : d’autres aussi étaient touchées. Il lui parlait du fonctionnement des dossiers et des enquêtes, mais il n’y en avait pas assez pour en faire une affaire nationale. Il poursuivit en disant que le phénomène se multipliait et qu’ils allaient faire une demande au procureur pour que cela devienne une enquête nationale. Le problème, c’est qu’une fois cela fait, l’affaire risquait d’être confiée à une brigade spécialisée et lui serait retirée des mains.

— Je peux intervenir s’il le faut. Je n’ai pas envie d’expliquer à tout le monde pourquoi la faucheuse de la mort est ici à la recherche d’une entité.

Un peu flemmarde par moments, la faucheuse préférait aller droit au but. De plus, elle n’avait aucune envie de montrer sa forme de « travail » à tout le monde. Alors qu’elle venait de proposer son aide, l’humain lui suggéra de collaborer avec lui, mais en précisant qu’il faudrait agir vite. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres : elle aimait quand les choses s’accéléraient.

— Je veux bien collaborer avec toi. Alors ne perdons pas de temps : plus vite on trouvera le point commun, plus vite l’entité sera chassée.

Toujours directe, Nebethysia termina rapidement son café, jeta le gobelet dans la poubelle et se plaça face à Joyce. Celui-ci lui expliqua qu’elle pouvait se faire passer pour une consultante sur l’enquête et que la meilleure piste qu’ils avaient trouvée concernait un séjour à l’hôpital : l’auteur présumé du crime y avait été admis, tout comme les autres personnes impliquées dans des cas similaires. Une coïncidence qu’il ne fallait pas négliger. Il ajouta qu’il comptait se rendre à l’hôpital le lendemain, peut-être avec une ordonnance du parquet, et l’invita à l’accompagner.

S’il pensait qu’elle allait le laisser y aller seul, il se trompait lourdement. Elle ne comptait pas le lâcher d’une semelle : il aurait besoin de son aide pour comprendre ce qui se passait — et surtout pour affronter un éventuel combat. Elle serait un atout précieux dans un domaine qu’elle maîtrisait parfaitement.

— Tu pensais que je te laisserais y aller tout seul ? Je vais te suivre comme ton ombre. Alors finis ton café, qu’on aille faire cette demande pour pouvoir aller à l’hôpital demain. Déjà que je ne comprends pas vos procédures… mais si j’ai bien compris, on n’a pas le choix.

Elle aurait pu attendre qu’il termine son café, mais le temps pressait. D’une voix un peu autoritaire, elle le pressa de se dépêcher afin de déposer la demande au plus vite et de voir ce qui se passerait le lendemain à l’hôpital. Là-bas, elle espérait bien trouver des réponses.

[Nathan Joyce]

Nathan secoua la tête.

« Holà, holà, j’ignore comment vont les choses avec les Dieux, mais, sur Terre, tout est bien plus lent. Pour mener à bien cette enquête auprès de l’hôpital, il faut une commission rogatoire. Et nous sommes en pleine nuit… Donc, on ira pas à l’hôpital instantanément. Ce genre d’enquête, on ne la résoudra pas en une nuit. »

Il se releva ensuite, tout en essayant d’expliquer à la Déesse que les choses étaient complexes. Nebéthysia ne l’entendait pas de cette oreille. Pour Nathan, tout cela était un peu surréaliste. Pouvait-il vraiment se permettre de donner ainsi des ordres à une Déesse ? Mais, si elle voulait rejoindre son enquête, il n’avait pas le choix. Elle était prête à le suivre comme son ombre.

« Pour l’heure, Déesse, je comptais dormir. Il faut de toute façon que les collègues du département scientifique mènent les prélèvements, qu’on fasse des demandes de documents… Il faut aussi qu’on se renseigne sur le passé de cet homme, sur ses proches, qu’on découvre où il a été opéré, qui était son médecin, et faire des liens avec les autres dossiers relatifs à ce Yomi. Tout ça prend des mois. »

Là aussi, il se doutait bien que ce ne serait pas du goût de Nebéthysia. De plus, s’il s’agissait d’une secte agissant à un niveau national, Nathan allait devoir se débrouiller pour rejoindre le groupe d’investigations qui serait créé. Avec le développement de menaces paranormales ou métahumaines, le Japon disposait de sa propre agence, compétente pour ce type d’infractions.

« Vous avez un endroit où dormir ? Je peux vous proposer chez moi… Ce n’est pas très grand, mais, puisque vous me souhaitez coller comme mon ombre... »

Il dit cela tout en sortant du restaurant. Nathan appela Kaito, en lui indiquant qu’il allait rentrer chez lui, et ira demain matin au poste. Kaito acquiesça, en lui indiquant qu’il allait finir d’interroger les voisins.

« Et la femme qui a débarqué ?
- Elle nous sera utile. Je pense faire une demande pour l’avoir comme consultante.
- Le taulier ne va pas apprécier, Nathan…
- Je n’ai pas envie que cette enquête nous passe sous le nez, Kaito ! Cette femme est fiable…
- Okay. Bon, prends la voiture, un collègue me ramènera chez moi quand j’en aurai fini ici. »

Nathan hocha la tête, puis ouvrit la voiture de police.

« Montez devant, Nebéthysia. Vous êtes déjà grimpée dans une voiture ? »

[Nebethysia]

Stoppée dans ce qu’elle pensait être une procédure rapide, Nebethysia s’interrompit en plein mouvement pour écouter ce que l’homme lui disait. D’après ce qu’elle comprenait, ils ne pourraient pas aller à l’hôpital immédiatement, car des démarches administratives devaient être accomplies avant que tout soit en ordre. Elle ne comprenait pas pourquoi cela devait prendre autant de temps : l’entité pouvait gagner en puissance pendant qu’ils restaient là à attendre.

Il ajouta ensuite qu’il comptait dormir pour le moment, car il fallait attendre des rapports scientifiques, effectuer des demandes et interroger des personnes. Mais ce qui la choqua le plus fut d’apprendre que cela pouvait prendre des mois — elle n’en croyait pas ses yeux. Elle avait espéré régler ce problème au plus vite, mais elle avait eu tort, surtout après ce qu’on venait de lui dire. Elle passa une main sur son visage pour éviter de s’emporter et essaya de se rappeler que les humains n’avaient pas la même perception du temps que les divinités. Sauf que plusieurs mois permettraient à cette chose de s’approprier davantage son royaume, et cela ne lui plaisait pas. Pourtant, à cet instant, elle n’avait pas d’autre choix…

— S’il n’y a pas d’autre solution…

Sa voix trahissait clairement son agacement, même si elle semblait prête à faire un effort. La Faucheuse tenterait de se plier aux lois de ce monde afin d’éviter un conflit.

— Comme je l’ai dit, je te suis comme une ombre. Cela inclut d’aller chez toi. Sinon, oui, j’ai un endroit où dormir, mais personne n’y vient, donc je suis… « seule ». Je te suis.

Elle n’avait pas menti : Nebethysia refusait de rater la moindre information qui pourrait lui être utile. Heureusement, elle possédait un lieu où vivre : son temple. Bien que personne ne s’y rende, ses animaux y vivaient encore. En sortant du restaurant, le Japonais lui demanda si elle était déjà montée dans une voiture.

— Non, je sais seulement ce que c’est.

Même à son âge, elle connaissait l’existence de ces machines, mais ayant toujours utilisé des portails pour se déplacer, elle n’avait jamais eu besoin d’en emprunter une. Lorsqu’il lui indiqua de s’installer à l’avant, elle obéit sans protester. Une fois dans l’habitacle, elle ne put s’empêcher d’observer autour d’elle, découvrant cet objet moderne avec curiosité. Dans son regard brillait un mélange de prudence et d’émerveillement.