Enéon inclina respectueusement la tête face au Roi.
« Ainsi soit-il, Majesté. Je retournerai dans l’arène. Mais soyez assuré que mes pensées resteront fixées sur cette menace… »
Il posa ensuite brièvement les yeux sur Solaris, puis sur Adamante, dont l’aura magique était manifeste. Le mage avait fait venir l’une de ses élèves — une femme d’une grâce redoutable, aux reflets flamboyants, mais au regard aiguisé. Enéon, en la voyant, pressentit qu’il ne pourrait rien cacher longtemps aux yeux de cette magicienne-là.
Puis son regard glissa malgré lui vers Elena.
Il n’y avait dans ses yeux ni fascination, ni irrévérence… mais quelque chose de plus ancien, comme une tendresse muette.
La main de la princesse avait serré celle de son frère, l’espace d’un instant. Un geste infime. Mais suffisant pour réveiller ce qu’Enéon s’efforçait de contenir : cette peur qu’il ne puisse pas la protéger... à nouveau.
Il reprit une voix calme, presque trop calme pour la tension qui montait.
« Ce soir, je répondrai à toutes vos questions, Majesté. Mais j’ai la conviction que ce qui s’est passé aujourd’hui n’est qu’un prélude. »
Puis, sur un ton plus bas, presque imperceptible, mais que seule Elena — peut-être — pourrait capter :
« J’ai juré de veiller sur ce royaume… bien avant que l’histoire commence à l’écrire. »
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Les gradins dorés de l'arène royale résonnaient des acclamations de la noblesse. Depuis la loge d'honneur, le Roi Liam observait avec attention ce mystérieux guerrier qui avait déjà terrassé Sir Reynard de Glorien. À ses côtés, la Princesse Elena ne pouvait détacher son regard de cet homme qui semblait porter en lui une aura indéfinissable.
Sire Velrik d'Altham s'avança dans l'arène avec l'arrogance de celui qui n'avait jamais connu la défaite. Noble de haute lignée, chevalier accompli, il portait les couleurs écarlates et or de sa maison ancestrale. Son armure, chef-d'œuvre de l'artisanat de Lumen, captait les rayons du soleil dans un éclat aveuglant.
Face à lui, Énéon montait sa monture avec une sérénité troublante. Son armure simple, dépourvue de tout ornement, semblait absorber la lumière plutôt que de la réfléchir. Seuls ses yeux, d'un bleu profond comme les cieux, trahissaient une sagesse millénaire dissimulée sous l'apparence d'un mortel.
Au signal du héraut royal, les deux cavaliers s'élancèrent. Velrik chargea avec toute la fougue de sa jeunesse noble, sa lance visant le cœur de son adversaire dans un galop parfait appris dans les meilleures écoles de chevalerie.
Mais Énéon... Énéon ne combattait pas comme un mortel.
Ses réflexes, aiguisés par des éons de batailles , lui permirent de percevoir l'attaque avant même qu'elle ne se dessine. D'un mouvement fluide qui sembla défier les lois de la physique, il fit dévier sa monture au dernier instant. La lance de Velrik ne rencontra que le vide, tandis que celle d'Énéon, guidée par une précision divine, frappa l'écu de son adversaire avec une force calculée au gramme près.
Le choc résonna dans toute l'arène. Velrik bascula de sa selle comme un arbre déraciné, sa chute amortie par le sable fin de l'arène. Un murmure stupéfait parcourut les gradins - jamais on n'avait vu Velrik d'Altham désarçonné si facilement.
Velrik se releva, humilié mais non vaincu. Il dégaina son épée, un acier elfique dont la lame scintillait d'enchantements mineurs. La rage au cœur, il se rua sur Énéon qui venait de mettre pied à terre.
Ce qui suivit ne fut pas tant un combat qu'une démonstration de maîtrise absolue.
Énéon semblait anticiper chaque mouvement de son adversaire, comme s'il lisait dans les méandres du destin lui-même. Là où Velrik frappait avec force et technique, Énéon répondait avec une économie de geste qui frisait l'art divin. Chaque parade était calculée, chaque riposte mesurée.
Velrik, désespéré, lança une attaque finale, concentrant toute sa magie dans un assaut destiné à percer n'importe quelle défense. Mais au moment où leurs lames se croisèrent, quelque chose d'extraordinaire se produisit.
Pendant une fraction de seconde, l'épée d'Énéon sembla s'illuminer d'une lumière dorée, pure et aveuglante. Cette lueur, imperceptible aux yeux mortels mais brillante comme un phare pour ceux qui savaient voir, révélait la véritable nature de son porteur.
L'attaque de Velrik fut non seulement parée, mais son épée enchantée se brisa net contre la lame d'Énéon. Le noble chevalier tomba à genoux, désarmé, vaincu, et pour la première fois de sa vie, véritablement humilié.
Plutôt que d'achever son adversaire, Énéon rengaina son épée et tendit la main à Velrik pour l'aider à se relever. Dans ce geste, il montra que sa nature divine n'avait pas éteint sa compassion mortelle.
"Vous vous êtes battu avec honneur, Sire Velrik," dit-il de sa voix grave qui portait l'écho d'anciennes liturgies.
Velrik, comprenant qu'il avait affronté quelque chose qui dépassait son entendement, s'inclina respectueusement. Il avait perdu plus qu'une joute - il avait entrevu l'existence de mystères qui échappaient à la noblesse mortelle.
Depuis sa loge, le Roi Liam observait ce mystérieux guerrier avec un intérêt renouvelé. Le Commandant Ronald Langley, à ses côtés, fronçait les sourcils - cette démonstration de force dépassait les capacités humaines ordinaires.
Énéon, sentant le regard de la princesse sur lui, leva brièvement les yeux vers la loge royale. Lorsque leurs regards se croisèrent, Elena ressentit un frisson qu'elle ne put expliquer - comme si cet instant avait été écrit dans les étoiles depuis la nuit des temps.
Le jeune homme détourna rapidement le regard, et quitta l'arène sous les acclamations de la foule, laissant derrière lui plus de questions que de réponses.
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Les heures s'écoulèrent lentement jusqu'au crépuscule. Le tournoi avait pris fin avec les dernières lueurs du jour, laissant place aux festivités nocturnes qui animaient traditionnellement le Palais d'Ivoire. Mais pour Énéon, l'attente était tout autre.
Il se tenait dans les jardins du palais, contemplant les étoiles qui commençaient à percer le voile de la nuit. Ces mêmes étoiles qu'il avait autrefois côtoyées dans sa forme céleste, avant de choisir l'exil mortel pour protéger celle qu'il chérissait. Chaque constellation lui rappelait le prix de sa désobéissance divine.
Un page royal l'avait trouvé une heure plus tôt, lui transmettant l'invitation du roi pour un entretien privé. Énéon n'avait pas été surpris - sa démonstration dans l'arène avait été trop remarquable pour passer inaperçue. Il allait devoir naviguer avec prudence entre vérité et mensonge, révélant juste assez pour justifier ses capacités sans éveiller de soupçons sur sa vraie nature.
Les lanternes magiques du palais s'allumèrent une à une, baignant les couloirs de marbre d'une douce lueur dorée. Énéon ajusta sa tenue simple - il avait troqué son armure contre des vêtements de voyage sobres mais de bonne facture. Rien qui puisse trahir son origine, tout en conservant une prestance digne d'un entretien royal.
Ses pensées dérivèrent vers Elena. Il l'avait aperçue plusieurs fois durant l'après-midi, observant les derniers combats depuis la loge royale. Chaque fois que leurs regards s'étaient croisés, même furtivement, il avait ressenti cette connexion qui transcendait le temps et l'espace.
C'était à la fois une bénédiction et une torture.
Un serviteur royal s'approcha discrètement, s'inclinant respectueusement.
"Messire Énéon, Sa Majesté vous attend dans ses appartements privés. Si vous voulez bien me suivre."
Énéon acquiesça et emboîta le pas au serviteur. Les couloirs du Palais d'Ivoire défilaient autour de lui, chaque tapisserie et chaque sculpture lui rappelant la beauté de cette réalité qu'il avait forgée. Une réalité où la famille royale était encore entière, où Elena grandissait dans la joie et la sécurité, où le royaume prospérait sous la sage gouvernance du Roi Liam.
Une réalité fragile qu'il devait protéger coûte que coûte.
Ils s'arrêtèrent devant une porte ouvragée, gardée par deux sentinelles en armure dorée. Le serviteur annonça sa présence et s'effaça. Énéon prit une inspiration profonde, rassemblant ses forces pour l'épreuve qui l'attendait.
Il était temps de rencontrer le roi.